Je relaie ici, l'excellent texte de notre ancien Premier Ministre, dont je partage pleinement le contenu. Alain Juppé nous dit tout. C'est une manière pour moi de lancer la série d'article que le calepin va consacrer à la campagne pour l'élection du Parlement européen.
Le 25 mai, votons, faisons voter; pour les listes UMP !
Daniel
Europe, mon amour !
"Je mesure ce qu’il y a de provocateur dans le titre que j’ai choisi de donner à ma déclaration.
Par les temps qui courent, ma douce Europe, tu inspires plus de désamour que de sentiments amoureux.
Il n’est question que d’euro-scepticisme, voire d’euro-hostilité. Chaque matin, médias et politiques te chargent de tous les péchés du monde. Tu es, à les en croire, trop peu démocratique et beaucoup trop technocratique, souvent naïve, impuissante et divisée, assoiffée d’austérité et source de chômage, j’en passe et des pires.
« Bruxelles » est devenu le grand épouvantail, que nos amis belges nous pardonnent.
Nier qu’il y ait une part de vérité dans le procès qui est instruit contre toi serait faire preuve d’aveuglement.
Ceux qui t’aiment ont beau dire que ton Parlement a conquis de réels pouvoirs de co-décision, les Européens ne se pressent pas aux urnes quand il s’agit d’élire leurs députés.
Il est vrai que la bureaucratie bruxelloise est nombreuse, lointaine, compliquée et qu’elle produit trop de normes dans trop de domaines.
Ta banque centrale gère ta monnaie sans qu’un véritable gouvernement économique puisse dialoguer avec elle comme, aux Etats-Unis, le Secrétaire au Trésor, Ministre des Finances, le fait avec la Réserve Fédérale.
Schengen, cet accord qui devrait réguler les mouvements de population, ne marche pas parce que tu n’es pas capable de contrôler tes frontières extérieures.
Les Européens ont le sentiment que tu ne sais pas répondre à leurs attentes en mettant, par exemple, en œuvre une politique de croissance efficace fondée sur l’innovation, ou en organisant une réelle transition énergétique pour relever le défi du changement climatique.
Tu n’as pas pu empêcher l’annexion de la Crimée par Poutine ni la déstabilisation de l’Ukraine.
Avant de te décider à soutenir l’action de la France au Mali où tes intérêts sont directement en jeu, tu as atermoyé pendant des mois.
La vision du commerce international qui continue d’inspirer ta Commission est en retard d’une globalisation. Le dogme de la concurrence pure et parfaite semble intangible dans tes hautes sphères, alors que nos grands partenaires, américains ou chinois, assurent la protection de leurs intérêts comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans user du mot mais en profitant de la chose.
La manière dont tu négocies avec les Etats-Unis d’Amérique un accord de libre-échange présenté comme stratégique n’est pas un modèle de transparence. J’entends bien que dans une négociation aussi âpre on ne met pas d’emblée toutes ses cartes sur table. Mais il est essentiel que l’exécution du mandat donné au négociateur reste sous contrôle.
Tu vois, je ne suis pas complaisant avec toi. Je te dis tes quatre vérités. Qui aime bien châtie bien.
Ce qui m’autorise à parler vrai, aussi, à tes détracteurs.
Et de leur dire : non l’Europe n’est pas responsable de tous nos maux ! La crise qui a failli emporter non seulement la finance mais aussi l’économie mondiale en 2008-2009 n’est pas son fait. La pratique des «subprimes» et le dérèglement des marchés qui en est résulté a pris naissance en Amérique. Et la crise des dettes souveraines en Europe n’est pas à mettre au débit de « Bruxelles ». Il faut chercher les responsabilités à Dublin, à Athènes, à Rome, à Madrid… ou à Paris dont les gouvernements n’ont pas respecté leurs engagements de réduction des déficits publics et de maitrise de l’endettement.
Certains, en France, sont malvenus de s’insurger contre les rappels à l’ordre de la Commission : c’est nous-mêmes qui l’avons chargée de vérifier que nous nous mettons en conformité avec les règles que nous avonsnous-mêmes édictées, et, à défaut de nous sanctionner.
Je vais plus loin : non seulement tu n’es pas responsable de tous nos maux mais tu nous as protégés au milieu de la tourmente que l’économie mondiale traverse depuis quelques années.
C’est une grande chance que d’avoir une monnaie stable. A mes amis gaullistes, je demande de faire retour une cinquantaine d’années en arrière : le premier objectif du Général de Gaulle quand il revint au pouvoir ne fut-il pas de guérir la France de l’instabilité monétaire et de la doter d’un nouveau franc ?
L’euro stable, ce sont des taux d’intérêt historiquement bas, sans quoi le refinancement de notre dette nous entraînerait droit dans le mur.
Et là encore, ne rejetons pas la responsabilité de nos mauvaises performances sur autrui.
Dans le commerce des biens industriels (j’emprunte ces chiffres à l’excellent livre de Pascal Lamy, « Quand la France s’éveillera ») tu dégages, mon industrieuse Europe, « un excédent qui a triplé en dix ans pour atteindre plus de 200 milliards d’euros et maintiens [tes] parts de marché, alors que celles de [tes] concurrents américains ou japonais ont régressé. »
Aujourd’hui le Japon qui pratique les « Abenomics » c’est-à-dire une politique du yen moins fort, enregistre le pire déficit commercial de son histoire.
Si la France souffre, elle aussi, d’un lourd déficit commercial, la raison n’en est pas principalement le cours de l’euro, mais l’insuffisante compétitivité de ses entreprises et l’inadaptation de son secteur productif à la demande mondiale, faiblesses qui résultent de notre propre incapacité à mettre en œuvre les réformes nécessaires.
Faut-il ajouter que, dans le nouveau monde qui a émergé depuis trois décennies, tu es, ma puissante Europe, une extraordinaire chance ?
Avec toi, nous pesons 500 millions de citoyens, le plus grand PIB du monde, et le quart des échanges mondiaux.
Nous, Français que la mondialisation effraie… au point que quelques bons esprits chez nous vont jusqu’à prôner la « dé-mondialisation » ; nous que traumatise le déplacement du centre de gravité de la richesse et de la puissance vers d’autres horizons ; nous qui souffrons de n’être plus le centre du monde… nous devrions nous tourner, plus que jamais, vers toi, Europe, nous jeter dans tes bras, t’exprimer la confiance que nous mettons en toi pour, ensemble prendre toute notre place dans le nouveau monde, y faire rayonner nos idées et nos valeurs, y défendre nos intérêts
Et pas simplement nos intérêts économiques.
D’abord et avant tout le bien suprême que tu nous as apporté : la paix après un siècle de massacres.
Avons-nous bien conscience que ce bien n’est pas acquis pour toujours ?
La guerre a sévi dans les Balkans il y a 20 ans, à nos portes.
Notre voisinage oriental, je pense bien sûr à l’Ukraine, traverse une crise d’une grande gravité.
Et dans les frontières de l’Union elle-même, les vieux démons ne sont pas morts : quelques groupuscules défilent aujourd’hui dans les rues de Budapest un brassard à croix gammée à l’épaule.
Faire exploser la zone euro, c’est engager un processus de déconstruction de l’Europe et dès lors, tout redevient possible y compris le pire. Pascal Lamy rappelle ce message de François Mitterrand : « Le nationalisme, c’est la guerre ».
Voilà pourquoi je plaide pour toi, Europe, et suis décidé à combattre avec toute mon énergie ceux qui veulent, en le disant ou sans le dire, te déconstruire.
La meilleure manière de te défendre, c’est évidemment de te réformer. Et Dieu sait si tu as besoin de réformes.
L’urgence, c’est de doter ton cœur battant, c’est-à-dire la zone euro, d’une gouvernance efficace. Des progrès ont été récemment accomplis en ce sens, souvent à l’initiative de la France. Il faut aller plus loin et doter le Conseil Européen des moyens d’assurer le pilotage qui lui revient : une présidence forte qui devrait incomber à l’une des principales économies de l’union, un secrétariat performant qui veille à la mise en œuvre des décisions prises.
Mon choix de gouvernance, on le voit, est plutôt de nature inter-gouvernementale parce que c’est là qu’existe la légitimité démocratique.
Mais pour éviter les blocages, il faudra bien progresser vers plus d’intégration et si l’on veut notamment une réelle harmonisation fiscale, cesser de faire de l’unanimité une règle intangible.
Tout le monde ne voudra pas suivre.
L’idée que la zone euro est le cercle de solidarité maximum et qu’au-delà, la souplesse est de règle pour tous ceux qui se contentent de moins, finit peu à peu par s’imposer.
La gouvernance n’est pas tout. Ce que les Européens attendent, c’est certes une Europe qui fonctionne mais surtout une Europe qui réalise.
Il faut, dès lors, que tu choisisses. Tu ne pourras pas tout faire. Il faut abandonner ton ambition de tout régenter.
Il faut te concentrer sur quelques objectifs prioritaires.
En voici trois, qui n’épuisent pas la question :
- une politique de stimulation de la croissance par le soutien à l’innovation sous ses diverses formes. Une suggestion : le « programme des investissements d’avenir » que la France a lancé en 2010/2011 et qui commence à produire ses premiers effets pourrait inspirer une initiative européenne.
- une politique de l’éducation qui favorise la circulation mais aussi la compréhension mutuelle de nos jeunesses. Je préconise depuis longtemps l’apprentissage obligatoire d’au moins 2 langues vivantes étrangères dans tous nos systèmes éducatifs.
- une politique énergétique qui semble aujourd’hui hors de portée compte tenu des choix divergents faits par la France et l’Allemagne mais que l’urgence climatique et l’urgence diplomatique -je pense au desserrement de notre dépendance vis-à-vis du gaz russe- peuvent demain rendre possible.
Suis-je en train, mon Europe, de te faire rêver, de te raconter une belle histoire, de te promettre la lune ?
Beaucoup le pensent. Mais je l’assume…
Peut-être est-il utopique de rêver d’une Europe politique, acteur à part entière de la scène mondiale, dotée des moyens de se défendre, capable de conduire une action diplomatique cohérente. Une Europe puissance, expression taboue.
C’est pourtant bien le but où nous conduit le chemin sur lequel je te propose d’avancer.
Y sommes-nous seuls ?
Sans doute aujourd’hui.
Est-il utopique de rassembler des partenaires prêts à partager notre espérance ? Peut-être.
Mais peut-on vivre sans utopie ?
J’ai deux raisons de penser que ce rêve n’est pas illusoire.
D’abord la France et l’Allemagne. C’est la clef. L’Allemagne hésite. Aujourd’hui, la France n’a pas la capacité de la convaincre parce qu’elle a perdu sa crédibilité. Si nous reprenons force et influence, nous pouvons redevenir un partenaire attractif et convaincant.
Tout en dépend.
Et puis, tu existes ma belle Europe.
Il suffit de voyager à travers le vaste monde, en Asie, en Afrique, en Amérique… pour prendre conscience d’une réalité que nous apercevons mal en vision rapprochée : tu existes. Nous, Européens, nous avons un bien commun, nous partageons une culture commune, des valeurs, des idées sur le monde.
Loin de moi de sous-estimer nos différences… ni de vouloir les effacer ; elles font notre richesse.
Mais il existe un socle commun. Démocratie, liberté, dignité de la personne humaine… où donc ces valeurs s’épanouissent-elles mieux qu’en Europe ?
Philosophie, littérature, musique, arts… n’existe-t-il pas une « marque » européenne ?
Il serait prétentieux, de ma part, de vouloir m’essayer à la définir en quelques lignes. D’autres, plus savants ou plus profonds, l’ont fait et le feront. Mais je ressens en moi-même tous les sentiments qui m’ont donné envie de te faire cette déclaration.
Les abominations dont tu as été le théâtre au siècle dernier ont certes ébranlé nos certitudes et nourri une vaste entreprise de déconstruction de l’humanisme dont nous nous enorgueillissions et qui a failli.
Mais je te sens capable, Europe, de reconstruire un humanisme du XXIème siècle, lucide et exigeant.
Tu en as les moyens. Tu dois en avoir la volonté."
Alain Juppé