L’Empereur mort laissait à la postérité et au monde l’image d’un soldat luttant pour la cause des peuples asservis, l’inspirateur du principe des nationalités succombant sous les coups de la Contre-Révolution, le dernier tenant des rêves philosophiques et révolutionnaires du XVIIIème siècle. Le Mémorial de Sainte-Hélène fait éclater le génie publicitaire, une fois de plus, de Napoléon. « Il eût voulu le même principe, le même système partout : un code européen, une Cour de cassation européenne, … une même monnaie sous des coins différents, les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois, ... L’Europe, disait-il, n’eût bientôt fait de la sorte, véritablement, qu’un même peuple, et chacun, en voyageant, partout se fût trouvé toujours dans une patrie commune. »
L’empreinte européenne.
Les armées de la Révolution et de Napoléon n’ont pas seulement gagné des batailles et modifié les frontières politiques de l’Europe. Elles ont amené d’importants changements dans l’évolution des Etats conquis et vassaux. Après la défaite de 1809, l’Autriche de Metternich poursuitvi les réformes héritées du « despotisme éclairé », mais c’est surtout l’Allemagne qui connut les transformations les plus spectaculaires : sa carte est simplifiée, le Saint-Empire romain germanique disparut. Dans les pays annexés, les lois françaises avaient été directement appliquées et dans les Etats vassaux ou alliés, la législation s’inspirait également du Code civil. En Prusse, des hommes comme Stein, Hardenberg, Scharnhorst, imposèrent une série de réformes sociales et militaires, tandis que l’Université de Berlin formait les cadres de l’avenir, inspirés par l’idéal nationaliste qu’exprimaient les célèbres « discours à la nation allemande » de Fichte. La péninsule italienne, de son côté, a été profondément marquée par la domination française : simplification des frontières, unification des lois et de l’administration, démantèlement du vieil ordre féodal. Malgré ses aspects oppressifs, l’occupation napoléonienne a hâté la prise de conscience nationale. Seul point noir, en Espagne, une guerre inexpiable a rendu les réformes inopérantes. Après le retour du roi, une répression brutale s’abattit sur le pays et l’Espagne resta nettement à l’écart du grand courant modernisateur.
L’histoire de Napoléon est celle d’une fuite en avant.
On s’aperçoit rapidement qu’il n’y a pas d’alternative entre la chute de la France et la soumission de l’Europe tout entière. L’Empereur devait désarmer les coalitions que ne cessaient de renaître grâce à l’or anglais. Le meilleur moyen aurait été certainement de nouer des alliances solides qui, favorisant l’établissement d’une paix continentale durable, auraient permis de consacrer tous les efforts financiers et militaires, à la lutte contre Albion. Mais jamais les diplomates n'ont pris le relais des militaires et les régimes politiques s’avéraient par trop différents. A plusieurs moments, on a pu croire que les Britanniques étaient prêts à traiter avec la France comme a pu le laisser penser la « paix d’Amiens » en 1802. En fait ce n’était qu’une pause. Car les Anglais n’avaient pas le choix, il leur fallait vaincre ou périr. Ils ne pouvaient accepter une Europe dominée par la France. Depuis un siècle ils luttaient pour que le continent demeurât divisé afin qu’aucun de ses Etats ne pût leur dicter sa loi. Ils avaient combattu Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. A cette guerre séculaire, la Révolution avait ajouté une épine supplémentaire qui ne pouvait trouver de solution négociée : l’annexion de la Belgique et l’occupation du port d’Anvers par lequel le commerce anglais accédait au marché européen. Et Napoléon de son côté était prisonnier de l’engagement qu’il avait pris auprès des Thermidoriens que la Belgique resterait Française. Le conflit devenait donc une guerre à mort. Comme quoi le Brexit s’inscrit dans une longue tradition.
Napoléon qui était tenté de croire, parce qu’il était toujours vainqueur, que de la guerre pouvait naître une paix durable, savait aussi qu’une paix solide ne pouvait être conclue qu’entre gens qui parlaient le même langage. Or depuis 1789, les Européens ne se comprenaient plus. La Révolution avait creusé un gouffre entre cette toute jeune république et les vieilles monarchies du continent. Les monarchies se méfieront toujours du souverain français, même devenu lui-même monarchique. Si les rois avaient été obligés de plier devant lui, ils ne l’accepteront jamais comme un des leurs et c’est lui qui sera la dupe du tsar.
Un legs inestimable.
L’héritage de Bonaparte est multiple. Il a mis fin à la guerre civile et a œuvré pour la réconciliation nationale et la stabilité après dix ans de déchirures. Une grande œuvre a été accomplie en quatre ans sous le Consulat (voir le chapitre correspondant). Il a légué à la France la constitution administrative, la monnaie stable avec le « Franc germinal » qui ne sera jamais dévalué jusqu’en 1914, les bases d’une paix religieuse avec le concordat, et évidemment le Code civil. Tout en étant de fait le « fossoyeur de la Révolution », il a permis d’en inscrire les principales conquêtes dans la durée, en empêchant notamment une restauration monarchique en 1800. Napoléon, même au fait de sa puissance, n’est pas tout-puissant. Les anciens régicides, casés au Sénat, accompagnèrent le régime en échange de prébendes mais étaient les gardiens de deux principes intangibles : pas de retour des Bourbons et conservation des « frontières naturelles », c’est-à-dire la rive gauche du Rhin. Carnot défendra encore cet héritage de la Révolution pendant les Cent Jours.
On ne peut contester que le régime napoléonien était un régime d’autorité qui tendit à partir de 1809-1810 vers le pouvoir personnel, complété par la mise sous tutelle et sous surveillance de la liberté politique. Ce ne fut pas, pour autant, une dictature : les contre-pouvoirs, la force de certains principes limitèrent l’action de l’exécutif et les circonstances réduisirent souvent ses marges de manœuvre. D’ailleurs tant le nombre des exécutions (deux, dont le Duc d'Enghien) que le nombre réduit de prisonniers politiques en attestèrent. L’armée est toujours restée à l’écart du pouvoir et l’acceptation du régime par le peuple et les élites fut large, exprimée par les plébiscites, les élections intermédiaires, le consentement à la conscription et à l’impôt, etc…
On lui doit l’installation d’un Etat fort et efficace, bien administré avec tous ses rouages, un développement de l’agriculture et des manufactures, la construction de routes, de ponts, notamment à Paris, la construction des quais de la Seine. Il ne supportait pas les dépenses inutiles, reprenant tous les comptes. L’oeuvre de codification des lois se prolongea jusqu’en 1810 avec les codes de commerce, d’instruction criminelle et code pénal. C’est en caracolant à la tête de la Grande Armée qu’il décida d’aligner des platanes le long des routes pour que les chevaux soient épargnés par le soleil. On n’en finirait pas ! Alors, c’est vrai, il laissa la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée.
Un homme de son temps.
Marqué par les convulsions de la Révolution, Napoléon Bonaparte, élevé sous la monarchie absolue, est bien inscrit dans son temps. Dès la campagne d’Italie, il eut conscience de son génie. Il avait, de fait, une évidente supériorité de tempérament, de volonté, d’intelligence. Il a séduit presque tous ceux qui l’ont servi, même Talleyrand. Cambacérès était fasciné par son charisme, son esprit de décision et sa ténacité. C’est aussi un homme qui vivait dans l’action et qui était capable de s’occuper de tout. Un homme des Lumières qui avait à coeur d’acquérir la gloire par une œuvre utile.
C’est aussi un caractère bienveillant qui savait obtenir de chacun tout ce qu’il pouvait donner et qui était capable de pardonner même les trahisons, car il n’attendait rien des autres. Enfin, il aimait l’ordre et sa vie était réglée comme du papier à musique. Les repas officiels étaient expédiés en vingt minutes et son souci du temps rempli allait jusqu’à dupliquer à l’identique les lieux qu’il habitait, au livre qu’il appréciait près, placé au bon endroit. Quant au procès qu’on lui fit sur sa misogynie, il mériterait tout au moins d’être nuancé. Il était, ni plus ni moins, représentatif de la mentalité de son époque. Il suffit de rappeler que les figures féministes de l’époque, les Manon Roland, Théroigne de Méricourt ou Olympe de Gouges finirent pour la plupart sur l’échafaud et les clubs féministes impitoyablement fermés. Au moment du Code civil la cause féminine avait quasiment disparu. Le Code auquel il participa ne fit que reprendre ce qui était dans l’air du temps de la bourgeoisie de l’époque : la famille placée sous l’autorité du père et du mari ; la femme ne jouissait de l’intégralité de ses droits au si elle était célibataire et capable de subvenir à ses besoins. L’inégalité juridique perdura jusqu’en 1946 et ne disparut totalement qu’en 1965. En échange, le père ou le mari lui devait protection personnelle et patrimoniale.
La légende.
La Monarchie de Juillet, avec Louis-Philippe va servir de caisse de résonance au « mythe » napoléonien. Les livres qui paraissaient alors réveillèrent le souvenir de l’Empereur. Las Cases donna corps à la légende du Napoléon du peuple, le petit caporal à la capote grise. En quête de légitimité, Le roi Louis-Philippe voulait se rattacher aux grands souvenirs, faute de pouvoir se placer dans une tradition monarchique. Et Napoléon c’est la gloire de la France. Il pensait couper l’herbe sous le pied aux opposants à la monarchie qui s’en servaient pour enflammer les esprits. Le peuple s’émouvait au souvenir des bulletins de la Grande Armée et de sa fin misérable sur le « rocher » de Sainte-Hélène. Grognards revenus dans leurs foyers, historiens, poètes, écrivains, se plaisaient à faire revivre l’épopée du grand homme. Il négocia donc le retour des cendres de l’Empereur aux Invalides qui rassembla un million de Français en 1840. Il fit ériger la colonne Vendôme et ainsi se nourrit la légende napoléonienne qui allait se retourner contre lui, préparant sans le savoir le terrain au prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’Empereur qui sera élu président de la République avec 74% des voix dix ans plus tard.
Alors oui, IL faut rendre honneur à l’Empereur.
En même temps, c’est rendre honneur au peuple français. Ne commettons pas d’anachronisme. Les guerres de la Révolution et de l’Empire sont le dernier épisode d’une longue guerre de cent ans avec l’Angleterre qui n’a jamais dit son nom. Napoléon continue de nous éblouir parce qu’il incarne la France qui croit en la force de son destin. Sa volonté de puissance et son absence de lucidité après 1806 sur sa responsabilité dans l’effondrement de l’Empire n’enlèvent rien au caractère évidemment prodigieux du personnage et de sa vie. Il reste pour l’éternité dans nos mémoires, et si besoin était, l’Arc de triomphe de L’Etoile, les boulevards des Maréchaux qui ceinturent Paris, les ponts d’Iéna et d’Austerlitz, l’avenue de la Grande Armée… nous la rafraîchiraient. Il a innové dans bien des domaines, laissant son sceaux, sa griffe, sur tout ce qui fait notre état moderne. Ce n’est pas pour rien qu’il est l’une des figures les plus populaires au monde, hors de nos frontières.
Deux siècles après la mort de Napoléon, la France continue de rêver qu’elle est une grande puissance mondiale.