« Comment suis-je devenu ? »
Chagrin d’école - Daniel Pennac
A Stanislas Dehaene
Je viens de finir la lecture du livre de Stanislas Dehaene, neuroscientifique qui préside le Conseil scientifique de l’Education nationale : « Apprendre, les talents du cerveau, le défi des machines ». J’y ai découvert les quatre piliers qui permettent au cerveau d’apprendre : l’attention, l’engagement actif, l’erreur et la surprise, la consolidation. Il se trouve que, sans le savoir, ma pratique a peu ou prou fini par respecter ces étapes, et j’y étais parvenu par l’accumulation que procurent les expériences successives avec les élèves, les apports pédagogiques engrangés au gré de mes lectures, la confrontation avec ce qui marche et ce qui ne marche pas. Par exemple, Stanislas Dehaene dénonce l’échec des pédagogies de la découverte : celles du constructivisme (ou dites de la découverte), cette nébuleuse d’idées qui a débouché sur la mise en œuvre des « écoles » Decroly, Freinet ou Montessori. Pour m’être frotté aux techniques Freinet par curiosité, en tentant de laisser l’enfant découvrir par lui-même et construire son savoir, au-delà de la difficulté à installer les stratégies appropriées dans le contexte d’un établissement « standard », non seulement on perdait beaucoup de temps mais l’élève avait la plus grande difficulté à retenir quoi que ce soit. J’en conclus que l’apprentissage de l’autonomie passait par des chemins balisés, et que le rôle de l’enseignant était de choisir avec soin les exemples qui facilitent la découverte. Par contre, j’ai su très tôt que le meilleur moyen de susciter « l’engagement actif », c’était de piquer la curiosité de mes élèves (le fameux « étonne-moi ») : l’attention ainsi mobilisée, leur esprit était disponible pour l’explication, ou la suite du cours. J’avais, c’est vrai, l’obsession de la stimulation de la curiosité, que Stanislas Dehaene décrit comme l’un des moteurs essentiels de la faculté d’apprendre. Je me garderai bien d’affirmer que j’obtenais ainsi en permanence un « engagement actif » de tous les élèves, mais je le recherchais constamment par des questions, des remarques, des exemples stimulant leur imagination, auxquels j’ajoutais une empathie réelle à leur égard. Leur donner envie d’aller plus loin, par des cours structurés tout en encourageant leur créativité, fut plus tard, ma préoccupation quasi permanente. J’avais aussi mis en place des dispositifs qui permettaient ce qu’on appelle « le retour sur erreur », autre étape de l’apprentissage : je ne me contentais pas de signaler la faute, j’indiquais précisément ce qu’il aurait fallu faire pour l’éviter ou pour réussir. Cette démarche s’avéra très efficace pour améliorer l’expression écrite (la rédaction) quand la correction réalisée s’accompagna de points regagnés : le retour sur erreur récompensé ! Car la note en elle-même, si elle traduit bien une récompense ou une sanction, n’apporte qu’un signal bien faible dans les deux cas, car elle est totalement dénuée de précision. D’instinct, je me suis attelé à cet écueil. Mes « grilles d’évaluation » en expression écrite en furent le résultat.
Ainsi, sans vraiment savoir que je m’appuyais sur ce que la science permet aujourd’hui de décrire en matière de fonctionnement du cerveau, mon enseignement respectait dans les grandes lignes les principales phases de l’acte d’apprendre. Les enseignants d’aujourd’hui n’auront plus d’excuses. Avec les acquis des neurosciences et des sciences cognitives, l’école peut dès maintenant ressusciter chez tous les enfants la curiosité et le bonheur d’apprendre. Encore faut-il qu’ils renoncent à leurs certitudes idéologiques et pédagogistes…
J’ai bu du petit lait en parcourant les quelques pages au long desquelles Stanislas Dehaene résume par des idées simples les résultats de ses travaux scientifiques. Je les prends toutes et vous propose, pour faire court, les plus éclairantes : « ne sous-estimons pas les enfants », « ne croyons pas qu’ils sont tous différents », « faisons attention à l’attention », « rendons l’enfant actif, engagé, autonome », « faisons de chaque jour d’école un plaisir », « encourageons les efforts », « fixons des objectifs clairs d’apprentissage », « acceptons et corrigeons les erreurs », « révisons encore et toujours », « laissons les enfants dormir »… Même sur ce dernier conseil, j’avais aussi ma petite idée : ainsi je demandais à mes élèves d’apprendre leur « récitation » plutôt avant d’aller dormir ; je préconisais aussi de faire le point du travail de la journée, chaque soir, à ce moment-là, qui devait être aussi celui de la préparation du cartable du lendemain. Je m’enquerais souvent de leur temps de sommeil, de l’heure du coucher… simple pragmatisme que je suis heureux de voir confirmé par la science.
Comme j’aurais aimé avoir connaissance de toutes ces données scientifiquement prouvées. Que de temps gagné dans les procédures d’apprentissage, que de débats tranchés comme celui de la lecture, que de pistes pour la formation des enseignants qui fait encore l’impasse sur les sciences d’apprentissage. Et comme l’affirme Stanislas Dehaene, les principes qu’il énonce « sont compatibles avec de multiples approches pédagogiques et tout reste à inventer pour les traduire en actes dans les classes ». Car, effectivement, on ne peut pas faire l’impasse sur l’inventivité des enseignants, vecteur essentiel pour déclencher l’enthousiasme des élèves.
Pourquoi devenir Prof ?
J’aurais pu exercer un métier manuel. J’aime assez me servir de mes mains, et depuis longtemps, par exemple, je me fais plaisir à fabriquer des objets en bois. J’aurais pu être dans le commerce : il y avait dans la famille de quoi se faire un chemin. J’aurais pu être journaliste, j’aime écrire et rendre compte, même si ce talent n’est peut-être que la résultante de l’exercice de quarante années de prof en français et histoire-géographie.
Mais pourquoi me suis-je dirigé vers l’enseignement ?
Je dirais que c’est le résultat d’un non-choix. A quatorze ans, brevet du premier cycle en poche (BEPC), après la troisième, que faire ? Je n’avais aucune idée, comme beaucoup d’adolescents. Et comme je travaillais assez bien à l’école, ma mère décida pour moi que je serais instituteur. Au CM1, j’avais été champion d’orthographe et vice-champion de grammaire de la classe. Je ne savais pas alors que cela prendrait autant de place dans ma carrière. Dans les familles, il arrive que les traditions aient la vie dure. Il se trouve qu’un oncle, du côté paternel, avait été instituteur. Il se prénommait Gabriel. D’après mon père, son frère aîné était brillant et il lui vouait un véritable culte, d’autant plus qu’il était mort prématurément à la guerre, en 1917. Il n’avait guère eu le temps d’exercer ses talents de « hussard noir de la République ». Rétrospectivement, j’aurais aimé le connaître. A distance, et un siècle plus tard, je lui dédie ma carrière. C’est lui que j’ai mis en exergue en page de garde.
Va donc pour « instit ». Il me fallait passer le concours d’entrée à l’Ecole Normale de Versailles et pour cela, je dus faire une année de préparation en « 3ème spéciale », une classe qui existait dans le collège de la commune voisine. A cette époque–là, à l’Education Nationale on se préoccupait du recrutement. Les Ecoles Normales formaient les futurs instituteurs en les prenant ne charge dès la classe de seconde. J’y vis d’abord un moyen de continuer mes études, car mes parents n’avaient pas les moyens de m’offrir le lycée. Je fus donc admis à la « prestigieuse » Ecole Normale d’Instituteurs de Versailles : 69ème sur 90, ce qui était honorable. L’EN de Versailles était l’une des rares en France à offrir le choix royal des trois terminales de l’époque : sciences-expérimentales, filière habituelle pour être instituteur, mathématiques-élémentaires et philosophie. J’y fis donc mes études secondaires, avec bac en deux parties, et terminale « philo ». Bac en poche, je fus admis pour faire une année supplémentaire de « propédeutique » à la Sorbonne et passer le CELG (Certificat d’Etudes Littéraires Générales), suivie de l’année de formation professionnelle qui me permit d’obtenir mon certificat de « fin d’études normales » avec mention « PEGC » (Professeur d’Enseignement Général des Collèges). Il fallait accompagner la réforme des « cours complémentaires » transformés en « collèges d’enseignement général » en formant le personnel pour y enseigner. On était au début de la cinquième République, dans les années 60.
1964 : mon premier poste.
J’avais eu un avant-goût de l’enseignement lors des stages effectués au cours de l’année précédente. J’avais été marqué, déjà, par la pédagogie et l’humanité décoiffante d’un maitre de stage du collège de Sèvres. Il expérimentait de curieuses « classes pratiques terminales », sorte de « voie parallèle » où l’on retrouvait, après la cinquième, tous les élèves incapables de suivre la filière normale en collège, encore moins en lycée. Il fallait des trésors de patience et de pédagogie pour intéresser ces gamins à quelque chose, et il excellait à redonner le goût d’apprendre aux plus réticents. Dès ce moment-là, je compris qu’une cause n’est jamais perdue, même si je mis du temps, forcément, à en faire une pratique. Il y avait tant d’autres ficelles du métier à s’approprier. Mine de rien, le « petit père Jacquinot » –c’était son nom et surnom- m’avait marqué de son empreinte. Donc, le 15/09/1964, me voilà dans mon premier poste, au collège Pasteur à Montmorency. Ma carrière d’enseignant commençait.
J’étais fonctionnaire. Ma paie était correcte, bien que ma jeune épouse, qui avait fait l’école de la Chambre de Commerce de Paris et entamait une carrière de secrétaire de direction, gagnât plus que moi. J’avais près de trois mois de vacances d’été plus les annexes intermédiaires, Toussaint, Noël, Pâques… plus courtes qu’aujourd’hui, il faut bien le dire. Autrement dit, tout pour être heureux. Cela n’était que le début. En fait, j’avais été kidnappé par le « plus beau métier du monde ». « Captivé », conviendrait mieux !
Une carrière dans l’enseignement public.
Je suis entré à l’Ecole Normale en 1959 et ai pris ma retraite en 2003, à 60 ans, affichant 40 années et 6 mois de service effectif, ramenée à 37 annuités et demie par la loi, Professeur d’Enseignement Général de Collège, 4ème échelon de la classe exceptionnelle. Tel est le libellé de mes états de services.
Coup de chance : dès les premiers mois, ça m’a plu.
J’ai aimé enseigner. J’ai aimé le contact avec les élèves. J’ai aimé chaque matin retrouver une salle des profs. J’ai aimé entrer dans une classe, au début avec l’estomac un peu noué, ensuite avec un réel plaisir chaque jour renouvelé, à de rares exceptions près. J’ai aimé cette odeur âcre de craie mélangée à celle de la cire des tables. A l’époque, tout semblait facile : les élèves étaient disciplinés pour la plupart, et ceux qui ne l’étaient pas pouvaient passer un « sale quart d’heure » dans le bureau du directeur, un breton pas très grand mais aussi large que haut, qui faisait de la voile tout l’été dans la baie de Saint-Brieuc. Quand ils en sortaient, le problème était réglé pour un bon moment. N’allez pas croire à des brutalités, c’était plus de bruit et de peur que de mal ! Et les parents suivaient !
Des réformes, j’en ai vu passer.
Chaque ministre de passage rue de Grenelle avait pour principale préoccupation de laisser son empreinte. Bien peu ont réussi cet exercice. Quelques-uns émergent néanmoins dans la longue liste des locataires de ce ministère considéré comme prestigieux avec un héritage positif à mes yeux : Olivier Guichard, René Haby, Christian Beullac, Luc Ferry. Il fallait accompagner la « démocratisation » grandissante du système éducatif, dans lequel, après la transformation des « cours complémentaires » en collèges d’enseignement général, il fallait accompagner leur mue en CES (Collèges d’Enseignement Secondaire) comme tronc commun d’un premier cycle secondaire, fusionnant le cycle court et le cycle long, avant le second cycle secondaire, celui du lycée. Je cite Olivier Guichard et j’oublie Edgar Faure à qui il succéda.
C’est en effet le baron du gaullisme qui remit en marche la machine éducative en rétablissant de la cohérence, après les secousses de 1968. Je livre deux citations de lui qui montrent assez bien sa modernité et sa conception claire du rôle de l’Education nationale :
« Il ne s'agit pas en effet de démocratiser l'enseignement, il s'agit d'enseigner le peuple. L'inversion des termes est du reste significative : nous avons toujours tendance à considérer l'enseignement comme un système existant à part et pour lui-même. Si c'était le cas, sans doute pourrait-on se fixer pour objectif de le démocratiser. Mais le système éducatif, tel que nous le connaissons depuis plus de cent ans, tel que Jules Ferry en a établi la cohérence, n'existe que pour asseoir la démocratie sur la promotion collective. Au vrai c'est de démocratisation par l'enseignement qu'il convient de parler. »
Et encore celle-ci :
« Parce qu'elle est promotion, en effet, l'éducation part des enfants "tels qu'ils sont" et non "tels qu'ils devraient être". Elle se propose non pas d'offrir tel enseignement plus ou moins arbitrairement défini à la consommation des élèves, mais bien de mobiliser et discipliner leurs ressources d'intelligence, d'imagination et de goût. Elle se soucie moins du savoir que de l'appropriation du savoir. Elle se fait un tremplin des intérêts et des expériences de l'élève. Elle respecte et renforce l'unité de l'enfant plutôt que de l'écarteler entre les exigences de disciplines incoordonnées. En cas d'échec, elle ne se cherche pas une excuse dans l'indignité de l'élève, mais comme dit Montaigne, sait "condescendre à ses allures puériles et les guider". »
Olivier Guichard n’était pas du genre à faire des vagues. Il permit l’initiation au latin en cinquième, pour préparer l’option de cet enseignement à partir de la quatrième. Il oeuvra pour la mise en place des universités technologiques et resta un partisan convaincu de la diversification des parcours, dont l’apprentissage. Je me retrouve assez bien dans cette conception du rôle de l’Education.
J’ai été marqué aussi par René Haby. Il eut la tâche ingrate de mettre en place le fameux « tronc unifié » du collège unique. Ancien Recteur, il connaissait bien la « grande maison » mais il ne pensait pas qu’en satisfaisant les revendications des syndicats, ils mettraient autant d’obstacles à son action. C’est que le tronc commun nécessitait à leurs yeux toujours plus de moyens, notamment humains, et les établissements étaient pleins de ces fameux « maitres-auxiliaires » recrutés à la va-vite et bouche-trous des rentrées, végétant de longues années dans un statut bancal et précaire, avant d’être « titularisés ». J’eus l’occasion de dîner avec lui chez des amis communs. Il nous raconta une anecdote qui en disait long sur le fonctionnement de l’administration. Le thème, à l’époque, était la revalorisation du travail manuel, promue notamment par Lionel Stoléru. Le Ministère de l’Education fut mis à contribution, évidemment, avec l’instauration de cours de travail manuel au collège. Naturellement il voulait qu’une épreuve du brevet des collèges en sanctionne le parcours et il demanda aux services compétents de lui proposer une épreuve pour l’examen. On lui servit comme projet la « rédaction d’un texte pour expliquer comment on s’y prend pour planter un clou ». Il caricaturait à peine. On lui expliqua qu’il était impossible matériellement et financièrement de mettre en place une épreuve concrète, en fournissant le local adapté, la matière première et l’outillage !
Christian Beullac, Ministre de 1978 à 1981, ouvrit l’école sur le monde de l’entreprise qu’il connaissait bien pour avoir dirigé Renault et avoir été Ministre du Travail. Il réorganisa, en 1979, la formation initiale des instituteurs. Cette formation, sur trois ans, devait être assurée conjointement par les écoles normales et les universités et sanctionnée par un diplôme universitaire de 1er cycle, un DEUG spécifique « enseignement du premier degré ». D’autre part, les Projets d’Action Culturelles, Techniques et Éducatives (PACTE) furent le premier pas vers l’autonomie des établissements. Les PACTE deviendront les PAE (Projet d’Action Éducative). Il fut également le créateur du Comité national de réflexion sur la professionnalisation de l'université. Son œuvre fut éphémère et remise en cause par la victoire de la gauche en 1981. Notamment l’inclusion de stages en entreprise des enseignants dans leur formation initiale et en formation continue sur la base du volontariat, qui n’eurent guère le temps de se mettre en place. Dommage, car la plupart des enseignants, qui vivaient souvent en couples « pédagogiques », passaient de l’état d’élève à celui de prof sans sortir de la classe. C’était la logique « normalienne ». Ils n’ont que très rarement, encore aujourd’hui, une connaissance concrète de la vie professionnelle en entreprise.
Il y a eu aussi Luc Ferry, dont j’évoque le projet et l’action dans la troisième partie.
La case « Ecole normale ».
Comme au « Monopoly », impossible de faire l’impasse sur la case « Départ ». L’Ecole normale c’était d’abord un lycée : on y entrait en seconde et on en ressortait quatre ans après, trois années pour le baccalauréat et une de formation professionnelle avec stage dans les classes « d’application » des écoles élémentaires qui étaient rattachées. Voilà pour le schéma général. La spécificité, due à son statut départemental, c’était que l’internat était obligatoire, et « l’élève-maître », boursier national, était pris en charge complètement, en échange d’un engagement décennal au service de l’Etat. Du fait du coût des études en lycée, elles recrutaient surtout parmi les meilleurs élèves des familles de condition modeste. Les semaines étaient longues et studieuses. Il fallait rentrer au « bercail » le dimanche soir avant neuf heures, et l’on en ressortait le samedi suivant après le « devoir surveillé » sur table, vers 17H. Une fois par mois on jouissait, le mot n’est pas trop fort, d’une grande sortie à 13h, après le déjeuner. Evidemment, c’était un établissement de garçons. La gémination, à cette époque-là, n’était pas concevable, bien qu’il y ait eu, chaque année, le « bal » auquel étaient conviées les « normaliennes » de Saint-Germain en Laye, l’établissement correspondant pour les filles. L’administration ne perdait pas de vue l’intérêt d’aider à la rencontre de futurs couples d’instits. A l’abri des hauts murs, nous n’avions le droit de sortir qu’entre 13h et 14h, nous menions une vie à mi-chemin entre « potaches » et « bidasses en garnison » avec ses rites et heureusement ses temps forts consacrés aux études, car un zéro dans la semaine entraînait mécaniquement la « colle du dimanche » donc la privation de sortie : ça donne du nerf pour bosser. On y recevait un « formatage » qui fait qu’entre anciens normaliens, même issus d’écoles différentes, nous avions souvent les mêmes attitudes et les mêmes réflexes, notamment en ce qui concerne l’approche de l’élève et celle de la laïcité. Ce n’est pas pour rien qu’on dénommait les écoles normales, « les séminaires laïcs ». Encore que la conception de la laïcité n’y avait rien d’excessif en ce milieu du XXème siècle. Nous baignions dans une atmosphère radicale-socialiste modérée, faite de respect des choses, de respect de soi, et de respect des autres. Un triptyque qui ne me quittera pas ma carrière durant. C’était surtout en matière de formation humaniste, probablement ce qui se faisait de mieux !
Il y a eu, dans ma carrière un avant et un après 1968.
De 1964 à 1968, j’ai enseigné dans un collège de la banlieue nord de Paris, à Montmorency. C’était encore l’école de la IVème République. Bien que l’établissement ait été promu Collège d’Enseignement Général, il avait toutes les caractéristiques d’un « cours complémentaire » dont les classes étaient imbriquées dans le groupe scolaire d’enseignement élémentaire. Nous enseignions avec des effectifs par classe frisant les trente-cinq à quarante élèves, dans des locaux à la surface pas toujours adaptée, car des bâtiments d’habitation avaient été mobilisés et des préfabriqués ajoutés pour faire face à la croissance démographique.
J’étais un cas, un de ces premiers profs labellisés « PEGC » (Professeur d’Enseignement Général de Collège) au milieu d’un parterre de « blouses grises », d’anciens et solides instituteurs promus, anciens maitres de « Cours Complémentaire » qui avaient gardé leur poste. A la différence des « auxiliaires », à qui on ne manquait pas de rappeler : « Alors, vous aussi, vous avez échoué dans l’enseignement… », car souvent ils avaient un bout de licence ou un cursus universitaire inachevé, je fus reçu avec égards, ayant une origine professionnelle indiscutable puisque c’était l’Ecole Normale. Néanmoins, c’était une équipe joyeuse tout en étant sérieuse, qui savait allier l’autorité nécessaire et la convivialité dans les réunions d’après « conseils de cycle », une fois par trimestre. C’est grâce à une collègue originaire du Jura que j’ai fait connaissance avec le vin d’Arbois et sa douceur traitresse dans les effets. On rassemblait à l’époque les conseils de classe en une grand’ messe qui se terminait à « pas d’heure ». Il n’y avait que les profs, les parents n’étaient pas encore de la partie. Inutile de préciser qu’on entamait les « agapes » seulement quand le travail était terminé.
L’enseignement y était traditionnel. Dans les classes, aux tables sagement alignées, ces bureaux en bois à deux places avec banc, on enseignait perché sur une estrade sur laquelle trônait le bureau professoral, ce qui permettait de dominer la situation avec un sentiment de toute puissance. Il fallait faire preuve d’autorité sans pour autant sévir à chaque instant. Dans l’ensemble la population scolaire était paisible, excepté les inévitables farceurs. Il n’y avait jamais d’effronterie. Le professeur avait encore un statut qui en faisait un personnage respecté tant par les élèves que par les parents. Ces maîtres chevronnés étaient pétris de pédagogie et ne perdaient jamais une occasion de donner l’exemple. Ainsi, pour rejoindre la cantine, dans ces vieux bâtiments de la troisième république, il n’y avait pas de couloir et il nous fallait traverser les classes en enfilade, désertées après les cours, entrant par un bout, sortant par l’autre, et le collègue qui m’accompagnait passait son temps à éteindre toutes les lumières qui avaient été oubliées. Il râlait contre le manque de civisme que constituaient à ses yeux ces négligences. La leçon fut retenue. J’ai encore en mémoire aussi les piles de cahiers, ramassés tous les jours pour corriger le soir les travaux de la journée, que je rapportais à la maison, empilés par classe et tenus ensemble par une sangle. Je prolongeais ainsi, ma journée de travail, par ces corrections entamées pendant l’étude surveillée au collège, où 90% des élèves restaient pour faire les devoirs. Il fallait aussi préparer les cours. Les premières années astreignent à ce gros travail d’appropriation du métier et si le service hebdomadaire était de vingt-et-une heures plus trois de concertation, avec tout le travail que chaque heure de classe nécessitait, je dépassais les quarante heures… comme ma femme qui n’était pas enseignante. Je garde pourtant le meilleur souvenir de ces premières années d’enseignement, et vous n’imaginez certainement pas combien un prof’ peut garder en mémoire quelques visages d’élèves et de collègues, figés pour le reste de la vie.
Il y a eu aussi un avant et un après la coopération.
J’ai enseigné de 1964 à 1968 avant de partir comme coopérant au Maroc où je suis resté six ans à enseigner le français et l’histoire-géo dans un collège de « bled ». J’avais choisi de faire mon « service militaire » comme VSNA (Volontaire du Service National Actif) en poste d’enseignant pendant deux ans. J’avais été nommé dans un collège de village à 44 km d’Agadir : Oulad-Teïma. Mon contrat était de deux ans, j’y suis resté six ans !
Une expérience intéressante sur tous les plans qui a sans nul doute façonné et ma personnalité et ma pédagogie, renforçant mon attrait pour les pratiques concrètes et l’utilisation des outils audio-visuels.
Je n’entrerai pas dans le détail de notre vie marocaine, ce serait hors sujet, je vais me contenter d’exhumer l’apport pédagogique que ces six années d’enseignement ont constitué pour le reste de ma carrière. C’est qu’on ne sort pas indemne de ce genre d’expérience : elle a modifié non seulement ma personnalité mais aussi mon approche du métier.
Dès les premières vacances en France qui suivirent la première année scolaire passée au Maroc, nos amis nous firent remarquer que nous avions changé, et nous-mêmes avions un regard différent sur la vie dans l’hexagone : la découverte du Maroc, de ses paysages, de ses coutumes, nos rapports confiants avec les habitants d’Oulad Teïma, la découverte de la culture musulmane, de l’histoire du Maroc, la fraternité avec les collègues français et marocains, le respect que les marocains nous témoignaient, qu’ils soient simples parents d’élèves ou autorités, nous avaient apporté une ouverture d’esprit, une autre façon de voir les choses…
Nous formions avec les collègues du collège et les fermiers français installés sur place une petite communauté très soudée, au point que les liens d’amitié tissés alors perdurent encore avec nombre d’entre eux et se traduisent par une rencontre annuelle devenue quasi rituelle. Nous avions aussi des rapports souvent très chaleureux avec la population locale qui manifestait sa franche sympathie lorsque nous participions aux fêtes du village. Je découvrais un monde que je connaissais mal, n’ayant des « arabes » que la perception limitée et déformée qui était celle des immigrés de la banlieue parisienne. Il est vrai que les enseignants français du collège d’Oulad Teïma étaient connus comme le loup blanc et étaient accueillis avec beaucoup de sympathie par la population du Souss. Nous eûmes de nombreuses occasions d’apprécier l’art de vivre et la gastronomie d’un pays aux mille facettes.
L’enseignement du Français langue étrangère, la soif d’apprendre des élèves, leurs aptitudes, le Credif (organisme de formation à l’enseignement du Français comme langue étrangère), la confiance dont le chef d’établissement nous témoignait sont autant de parcelles qui enrichirent mon expérience du métier d’enseignant.
Nous avions en charge aussi l’enseignement de l’Histoire et de la Géographie, des sciences physiques et naturelles. La découverte de l’Histoire du Maroc fut une autre surprise qui vint heurter l’ethnocentrisme jacobin de ma culture. Qui aurait pu imaginer que notre grand roi Louis XIV avait eu un « concurrent » au moins aussi puissant que lui au Maroc et à la même époque avec Moulay Ismaïl, le souverain alaouite qui unifia véritablement le royaume ? J’eus à enseigner une histoire riche de ses dynasties : les Almoravides, les Almohades, les Saadiens, et évidemment les Alaouites… Une histoire qui a laissé de nombreux témoignages architecturaux de grande qualité tant par la technicité que par la grâce. Palais, mosquées, nécropoles, resplendissent encore de la finesse et de la richesse de leur décoration. C’est une histoire qui plonge ses racines loin dans le passé comme nous le montrent les vestiges de la ville romaine de Volubilis, près de Meknès. Et encore plus loin comme en témoignent les fossiles et gravures rupestres du Haut-Atlas. Une histoire qui nous parle d’une civilisation qui eut ses heures resplendissantes, débordant largement celle du Maroc, comme on le sait. Entre la « Giralda » de Séville et la « Koutoubia » de Marrakech, quelle similitude à près de 2 000 km de distance !
La géographie du Maghreb m’ouvrait de nouvelles pages de connaissances. Le Maroc, le pays le plus à l’ouest de l’Afrique du Nord, avec ses deux façades maritimes, sur la Méditerranée et l’Océan Atlantique, séparé de l’Europe par l’étroit détroit de Gibraltar, offrait une mosaïque de paysages et de climats. Un pays magique où l’on peut pratiquer au même moment les sports d’hiver sur les pentes du Toubkal et la plage sur les côtes ensoleillées où le tourisme devenait une industrie lucrative. C’étaient des plaines côtières à l’agriculture prospère, des vallées riantes plantées d’orangers, et le sud plus aride avec ses arganiers et ses amandiers … L’industrie n’était pas en reste, implantée surtout autour de Casablanca : métallurgie et textiles, sans parler de l’artisanat très diversifié et présent partout.
La tâche principale qui incombait aux enseignants français était logiquement l’enseignement de notre langue pour lequel trop peu d’enseignants autochtones étaient formés. Si l’école primaire s’était peu à peu marocanisée, il n’en était pas de même du secondaire, à commencer par le collège, calqué sur le système français en quatre niveaux qui se nommaient ici 1ère AS (Année Secondaire), 2ème AS, 3ème AS et 4ème AS correspondant à nos 6ème, 5ème, 4ème, 3ème. Dans les autres disciplines, Français et Marocains se côtoyaient, mais en Français, nous jouissions d’un quasi-monopole. Cela ne veut pas dire que nous enseignions la même langue qu’en France et les méthodes pédagogiques s’appuyaient sur des ressources différentes. C’est en cela que l’expérience me fut très enrichissante.
Résultat de la période du « Protectorat », une grande partie de la population marocaine parlait et s’exprimait dans notre langue, un français parfois approximatif, il faut bien l’admettre, sauf dans la partie qui avait été sous domination espagnole autour de Tanger, où l’espagnol remplaçait le français. Cependant, la langue que nous avions à enseigner devait être considérée, à juste titre comme une langue étrangère. C’est pourquoi les méthodes d’enseignement différaient de celles utilisées en France. A notre arrivée, et avant même de prendre notre poste, tous les coopérants nouveaux venus avaient été rassemblés à Rabat dans les locaux de l’université, pour une séquence de formation accélérée visant à faciliter l’adaptation au contexte de la classe marocaine. Elle était animée par des « anciens » hauts en couleur. Quelques notions sur le Français « langue étrangère » étaient prodiguées mais s’avérèrent notoirement insuffisantes. Ce fut, comme toujours, sur le tas et au contact de ces « anciens » que la pratique s’affina et se consolida. Nous avions aussi à notre disposition des « conseillers pédagogiques » choisis parmi nos collègues français, qui nous réunissaient de temps à autre pour échanger et résoudre les difficultés que nous pouvions rencontrer. Celles-ci portaient surtout sur le contenu à donner au cours « d’élocution » qui visait à faire pratiquer la langue parlée correcte par les élèves, en veillant à ce qu’ils utilisent les bonnes tournures habituelles que nous utilisons. Ainsi, la différence entre « très » et « trop » se heurtait à une sorte d’incompréhension qui a fini par envahir même le français parlé chez nous. Chaque jour mettait une tournure linguistique à l’honneur, généralement à partir d’un dialogue enregistré et c’était ensuite aux élèves d’inventer des phrases en la réutilisant. Cela paraît facile comme ça, mais en réalité, c’était une autre paire de manches, ne serait-ce que parce que les élèves fuyaient l’exercice, par timidité le plus souvent, à cause de leur prononciation également, car celui-ci portait aussi sur l’apprentissage phonétique : remplacer « bôtagaz » par « butagaz » n’était pas une mince affaire. Pour le reste, l’emploi du temps était proche de celui pratiqué en France : l’horaire hebdomadaire du Français consacrait une heure spécifique à chaque discipline : à la grammaire, à l’orthographe, à la lecture, à l’expression écrite, bref, un menu familier. L’enseignement bénéficiait des derniers apports des linguistes : grammaire structurale et phonétique étaient à l’honneur et il fallut donc s’adapter. Il faut dire que les exercices phonétiques étaient les bienvenus pour faire travailler les élèves sur les sons français qui n’existent pas en arabe qui n’a que trois sons voyelles : a, i et ou. Je me surpris parfois à ressembler au maitre de philosophie de Monsieur Jourdain, quand il lui enseignait l’alphabet. S’agissant d’une langue étrangère, la place de la langue orale était prépondérante. Il fallait manier la langue le plus possible en faisant parler les élèves, ce qui n’était pas le plus facile. Je découvris alors qu’il existait une grammaire particulière, des règles différentes de celles de la langue écrite. En France, la langue orale étant le plus souvent réflexe, cet aspect n’était pas enseigné. Pour nous aider dans cette tâche nous avions à notre disposition du matériel et des outils pédagogiques : dans les classes de 1ère et 2ème AS, le cours d’élocution pouvait s’appuyer sur des situations mises en scène sur un tableau de feutre avec des figurines, dans les classes de 3ème et 4ème AS, c’était plutôt le magnétophone et des diapositives représentant des scènes de vie ou des paysages.
Et les élèves ! Le collège d’Oulad-Teïma drainait les élèves de la campagne, souvent pauvres, qui en constituaient les gros bataillons. Garçons ou filles, ils étaient courageux. Il arrivait qu’en hiver, il faille traverser l’oued Souss en crue, pour venir étudier : pour cela, il fallait se dévêtir complètement, mettre toutes ses affaires sur sa tête pour les mouiller le moins possible, et se jeter à l’eau en s’accrochant à un cordage, guidé par un « passeur », pour ne pas être emporté par le courant (il s’agissait de garçons évidemment)… Souvent, le midi, ils se contentaient d’un oignon comme déjeuner pris dans un coin de la cour. En classe, ils étaient disciplinés et dociles, toujours très polis. Les filles baissaient le foulard qu’elles portaient avant d’entrer en classe sans qu’on ait à le demander. Tout le monde trouvait ça normal, y compris les enseignants marocains. Je ne suis pas certain que ce soit encore le cas aujourd’hui. La conduite de la classe ressemblait beaucoup à celle que l’on pratiquait en France : rangées alignées, bureau sur une estrade, tableau noir. L’âge des élèves était parfois approximatif, l’état civil étant encore récent, dans ces années-là. Ils parlaient tous le français, qui était enseigné à l’école élémentaire, avec plus ou moins de facilité. Et justement, au moment où je termine l’écriture de ce recueil de souvenirs, un message me parvient du fond du Maroc. Il émane de Bouchta. Je vous le livre : « Bonjour ! Je voudrais vous rappeler que j'étais l'un de vos anciens élèves au collège Hassan II à Ouled-Teima. C'était en 1972 environ… Je suis en retraite maintenant. C'est la nostalgie du passé qui m'a poussé à chercher votre email et à vous adresser ce courriel… Si vous venez à Agadir n'hésitez pas à passer prendre du thé Houari chez nous, vous êtes bienvenu ! ». Puis un autre suit : « … Vous étiez des professeurs exemplaires, nous avons appris de vous beaucoup de qualités, à savoir l'assiduité dans le travail. Je le dis toujours à mes enfants car cette qualité est rare chez les jeunes enseignants aujourd'hui. Le matérialisme domine les cœurs aujourd'hui. Les valeurs : le respect, l'assiduité, la volonté,.... disparaissent à cause du mauvais emploi de cette technologie nouvelle. Je voudrais aussi que vous passiez mon email aux autres anciens professeurs si ça ne vous dérange pas. » Je ne me souviens plus si Bouchta était un bon élève, mais comment ne pas être ému par l’éloge qu’il fait de notre engagement au service de l’enseignement qu’on leur prodiguait. Je pourrais parler longuement d'Abdellatif, l'élève qui a dépassé le maître et dont j'évoque le souvenir plus loin, et de Tayeb avec lesquels je suis toujours en contact, encore aujourd'hui !
Aussi le dépaysement tenait-il plus dans le décor extérieur, les murs roses du collège, les faux-poivriers et les eucalyptus de la cour, la température ambiante, que dans la conduite d’un cours. La semaine suivait le même rythme qu’en France à la différence que le jour de repos était le vendredi, jour de la prière. Les vacances d’été commençaient fin juin et se terminaient autour du 15 septembre. Il faut dire qu’il aurait été fastidieux d’enseigner avec les températures estivales qui régnaient dans le Souss, surtout quand le « chergui » vent chaud du désert, se mettait à souffler : le thermomètre montait allègrement au-delà des 40°. Les congés intermédiaires étaient nombreux et calés sur les multiples fêtes religieuses et nationales. Nous entretenions avec nos collègues marocains des relations le plus souvent amicales. Notre présence était bien acceptée. Certains d’entre eux nous invitaient à dîner chez eux de temps à autre ce qui entraînait la réciproque. A la récréation du matin, le rituel du thé à la menthe remplaçait la tasse de café de nos établissements métropolitains. En dehors du travail, notre petite communauté entretenait des liens serrés, autant d’occasions de nombreux échanges pédagogiques, car forcément nous parlions entre nous de notre travail. Cette proximité manque souvent dans les relations entre enseignants. Cela aussi fait partie de mes bonheurs de prof. Cela d’autant plus que notre collège de bled avait gardé une dizaine de coopérants qui avaient « rempilé » à la fin de leur contrat de deux ans qui correspondait à l’engagement du service national. Un noyau permanent s’était donc constitué qui était complété à la marge chaque année par deux ou trois nouveaux arrivants.
Atterrissage en mode « expérimental ».
En 1974, à mon retour de coopération au Maroc, je me suis retrouvé à Angers, dans un Collège d’Enseignement Secondaire de « zup ». A l’époque, il était municipal, et il était à peine terminé. Il avait été conçu sur un projet novateur de « collège intégré » associant un foyer de jeunes travailleurs et une bibliothèque municipale. Au Principal qui m’accueillit, je dis ingénument qu’il m’aurait dans ses murs pour trois ou quatre ans et que j’avais l’intention de bouger… J’y suis resté jusqu’à la retraite !
Le paysage éducatif avait changé. Je découvris les nouvelles modes, mais les changements étaient surtout dans les apparences. Beaucoup de choses s’étaient modifiées depuis mon départ de France. Les mouvements de 1968 étaient passés par là avec les réformes qui s’en étaient suivies. La modification la plus visible et la plus concrète en fut la généralisation des classes géminées. Pour moi, ce ne fut pas une découverte, j’arrivais du Maroc où les classes mixtes étaient la règle, ce qui peut paraître surprenant à nos contemporains d’aujourd’hui. Il fallait aussi s’adapter aux répercussions sur les méthodes d’enseignement d’un état d’esprit qui se voulait neuf, remettant en cause le principe d’autorité du maitre et son cours ex-cathédra au profit d’une procédure dite « participative » des élèves. Il fallait favoriser « l’échange », comme si la maïeutique (technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer [accoucher] des connaissances) de tout prof ne passait pas par là. Elle se résuma trop souvent à la nouvelle disposition de la salle de classe en « U » pour que l’enseignant soit au milieu des « apprenants ». Mais là encore, mon expérience acquise en coopération me fut utile, grâce aux techniques d’enseignement du « Français langue étrangère » qui s’appuyaient sur la stimulation et la participation active des élèves. La transposition se fit naturellement.
De toutes ces réformes, une seule a vraiment débouché sur des modifications profondes de l’enseignement dans le premier cycle. Avec le collège unique, il fallait mettre en place la « pédagogie différenciée » qui puisse prendre en compte une population assez hétérogène du point de vue des compétences. Une obligation qui a eu ses mérites mais aussi ses inconvénients. Car l’hétérogénéité des classes était loin d’être la même, d’un établissement à l’autre, d’un CES de centre-ville à celui d’un quartier périphérique, ou encore en milieu rural… Les réformes sont belles vues des bureaux de la rue de Grenelle, à Paris, mais sur le terrain, c’est une autre histoire.
Je dus m’adapter aux nouvelles mentalités, et j’eus la chance d’être nommé dans un collège considéré comme expérimental. On y pratiqua toutes sortes de stratégies pédagogiques qui me passionnèrent au plus haut point : classes évolutives en groupes de niveau pour certains enseignements à partir d’un groupe d’ancrage, travail autonome en groupe au centre documentaire, « team teaching » avec concertation indispensable… Pour revenir au bout de quelques années à des procédures beaucoup plus conventionnelles et individuelles pour le prof. La dictature des moyens impose toujours sa loi. C’est que les stratégies en cause, pour intéressantes qu’elles furent, étaient grandes consommatrices d’heures disponibles et donc de … personnels, sans qu’on ait d’autre constat que les bons sont toujours bons et les « modestes » (doux euphémisme) toujours à soutenir. Il y a quelque chose de pathétique à voir dans les préconisations actuelles, près de trente ans après, toujours les mêmes préoccupations et toujours les mêmes hésitations entre classes hétérogènes à pédagogie différenciée et classes de niveau… Vaste débat qui ne sera jamais tranché probablement.
L’interdisciplinarité, nouvelle obsession.
Avec Jack Lang, on eut droit à l’innovation avec la mise en place des « itinéraires de découvertes », déjà évoqués. Pensé par des pédagogues hors-sol dans les bureaux de l’Institut Pédagogique National, cet « opni » (objet pédagogique non identifié ) était censé permettre aux élèves de tout un niveau (sixième, cinquième…) de choisir un sujet d’étude parmi des thèmes interdisciplinaires proposés par l’équipe enseignante, afin de former des groupes au mépris des classes constituées ou de la vérification des prérequis individuels nécessaires à la validation d’un choix. Moralité, les élèves choisissaient plus en fonction des copains qu’on avait répartis dans des classes différentes pour les séparer que du libellé des sujets proposés. Une belle usine à gaz, qui nécessitait des horaires alignés pour les classes concernées –on imagine comme c’est facile à faire dans un emploi du temps d’établissement- et qui fut habilement contournée par les subtilités des tableaux d’emplois du temps. Autrement dit, on a continué à faire l’interdisciplinarité dont on avait l’habitude entre collègues, car on n’avait pas attendu Monsieur Lang pour organiser des sorties ou des voyages qui étaient autant d’occasions de nombreux travaux croisés et en commun.
Tout cela pour dire que ce ne sont pas les réformes officielles qui ont bousculé mon enseignement, ni celui de beaucoup de mes collègues. Elles n’ont été perçues, la plupart du temps, que comme des complications souvent dénuées de sens, des contraintes supplémentaires en conseils d’enseignement et autres réunions obligatoires, inutilement chronophages, en temps forts « collectifs » d’épreuves nationales d’évaluations trop standardisées pour être convenablement adaptées au niveau de nos élèves, consacrant une invasion technocratique de la pédagogie. A titre d’exemple, je vous propose en annexe 1 un exemple d’un exercice d’une séquence de l’épreuve d’évaluation à l’entrée en 5ème, en 2002, tirée du cahier de l’élève. On avait eu déjà fort à faire avec l’abandon de la grammaire latine au profit de l’approche « structurale » du langage, et en math avec la « théorie des ensembles »… Je devins un expert en jonglage d’une grammaire à l’autre, les deux approches étant complémentaires, heureusement. On s’adapte à tous les contenus. Cela ne touche guère à la manière d’enseigner.
Toujours moins d’heures.
Au cours de ces quarante années, j’ai vu aussi fondre les horaires des matières et dans le même temps mon temps de service est passé de 24 H à 21H +3, puis 21H, puis 18H+3 puis 18H quand les syndicats obtinrent l’alignement des PEGC (Professeurs d’Enseignement Général des Collèges) sur le temps de travail des « certifiés ». Ce fut beaucoup plus long pour les salaires. Les professeurs de collège n’avaient pas la même grille indiciaire que les certifiés et nous étions loin du principe « à travail égal, salaire égal ». Le grand inconvénient de ces évolutions c’est que le temps d’enseignement dans les matières principales que sont le Français et les langues s’est réduit comme peau de chagrin. J’ai connu une époque où en sixième un prof disposait de six heures de cours de Français dont deux dédoublées pour faire des exercices pratiques, soit huit heures hebdomadaires passées avec une classe. De quoi faire un solide travail d’apprentissage de la langue. J’ai terminé ma carrière avec quatre heures par semaine, moitié moins, pour tout faire et comme c’était impossible, on décida de ne plus identifier les heures de cours : « Français », un point c’est tout ! Finies les heures étiquetées « orthographe », « grammaire », « expression écrite », « lecture expliquée » et « lecture dirigée ». Quant à celle de « travaux pratiques » elle était passée à la trappe depuis longtemps. Il fallait faire avec, selon une méthode inventée par nos docteurs en pédagogie que je qualifierais de « fumeuse ». On connait le résultat : trop d’élèves sortant du collège ne savent pas écrire, à peine lire, pas du tout conjuguer. Il est vrai que l’orthographe est devenue quasi facultative. Pathétique ! Et j’allais oublier les inventions administratives qui, certains jours, vous consommaient une bonne partie du temps d’enseignement en procédures, contrôles, informations diverses, qui m’avaient fait dire au principal : « Mais quand est-ce qu’on enseigne ? ».
Irrévérence et incivilités.
J’ai été le témoin d’une autre évolution : la dégradation des comportements et de la capacité d’attention des élèves à partir des années 90 avec l’intrusion des jeux électroniques. Ils ont participé au développement de l’incivilité. Il faut dire que « l’irrévérence » était devenue à la mode dans les médias, pratiquée d’ailleurs par nombre d’animateurs patentés. Depuis, le mal n’a fait qu’empirer. Je le constate avec mes petits-enfants. Le temps trop long passé sur les jeux (tablettes ou smartphones) rend les enfants agressifs et ingérables. Face à ces nouvelles addictions, beaucoup d’adultes démissionnent. Mais que penser de ce qui peut se passer en classe. Je n’ose l’imaginer. Les enseignants sont confrontés à des difficultés qui les conduisent de plus en plus nombreux à renoncer : la famille défaillante et ses enfants sans repères, le chômage et l’exclusion et leurs dégâts collatéraux, la perte des valeurs civiques, et surtout les violences auxquelles il faudrait ajouter les écueils linguistiques –j’y ai été confronté- et les exigences religieuses, et tout le fatras des jeux électroniques, smartphones, tablettes… De quoi faire de l’heure de cours au mieux un parcours d’obstacles, au pire un enfer.
« Je n’ai pas été formé pour ça »
On peut comprendre cette plainte. Pourtant l’explication est un peu courte. Certes, un enseignant n’est pas fait pour résoudre à lui seul, à l’intérieur de son établissement, les problèmes de la société que les élèves y font entrer, et qui l’empêchent de transmettre son savoir. On pourra y adjoindre tous les personnels complémentaires qu’on veut, surveillants, assistantes sociales, éducateurs, psychologues, policiers, une fois la porte de la classe refermée, le « ça » sera toujours là … Et il a été toujours là, à toutes les époques. Car l’idée qu’on puisse enseigner sans difficulté n’a jamais connu de réalisation pratique. De tout temps, il y a eu des élèves plus aptes que d’autres à l’enseignement, doués d’une compréhension immédiate et les autres, depuis toujours les plus nombreux. Ce sont ces derniers qui justifient pleinement le rôle des profs qui ont tout à leur apprendre, à commencer par la nécessité d’apprendre, sinon d’apprendre à apprendre. Et de la même façon il y a toujours eu des enseignants prompts à se plaindre de leurs conditions d’enseignement : « Je n’ai pas été formé pour ça ! ». Aujourd’hui peut-être plus qu’hier ! Toutefois, il faut reconnaitre que la « grande maison » ne leur facilite pas la tâche.
Je ne peux me faire à l’idée qu’un quart des enfants entrant en sixième ne sache ni lire, ni compter. Je me demande ce que les idéologues ont dans la tête à vouloir supprimer les notes, les examens, le redoublement, les sanctions et les récompenses. Cette recherche éperdue de l’égalité débouche sur un égalitarisme niveleur et nihiliste qui dessert à la fois les élèves qui ont du talent, qui fuient les établissements publics dès qu’ils le peuvent et nuit gravement à ceux pour qui un peu de rigueur et d’effort permettraient de s’élever. Je suis catastrophé de voir que plus de 100 000 jeunes sortent du système scolaire, chaque année, sans le moindre diplôme, que 20% des étudiants ont perdu une année à l’université et décrochent avec rien d’autre en poche qu’un bac dévalorisé.
Je ne me résous pas à la dégringolade de notre institution dans les classements internationaux. Il y a forcément des solutions pour y remédier. Je relis avec intérêt cette prévision d’Olivier Guichard, d’une étonnante actualité alors qu’elle date de 1969 : « Le choix n'est pas entre notre passé et un point d'interrogation ; il est entre deux avenirs. D'un côté, un enseignement inchangé dans sa visée et ses méthodes, mais s'effondrant sous le poids du nombre, de l'indifférence et de l'amertume, ouvert à presque tous mais fermé à presque tout, multipliant les vrais échecs et les faux succès. De l'autre un enseignement qui se donne les moyens de tenir son contrat, c'est-à-dire d'éduquer la nation : un enseignement qui transmette à tous nos enfants des savoirs, des méthodes et des valeurs, adaptés à ce qu'ils sont et à ce qu'est notre temps, qui cimente l'unité sociale comme il a au XIXe siècle cimenté l'unité nationale, et qui ainsi contribue à faire apparaître le nouveau modèle culturel dont la nouvelle société ne se passera pas, au lieu, (comme aujourd'hui) d'en rendre l'apparition plus compliquée et plus chaotique. »
L’idéologie, cette force conservatrice finalement, au nom du progrès vers l’égalité conduit aux pires conséquences, l’égalitarisme se retournant contre ceux qu’il voudrait aider.
Dix ans à tourner en rond.
Voilà ce qui arrive quand on se retrouve au 11ème échelon, le dernier, à 43 ans, en août 1986. Il me restait presque 20 ans à accomplir et j’étais déjà au plus haut de l’avancement ordinaire. Heureusement, furent mis en place des alignements avec le corps des certifiés avec la « Hors classe » et la « classe exceptionnelle » qui permettaient de terminer le parcours avec quasiment les mêmes indices de rémunération et qui me redonnèrent du « grain à moudre ». Néanmoins, à partir du milieu des années 90, j’avais le sentiment d’avoir fait le tour du métier. J’avais atteint ma maturité pédagogique et les nouvelles procédures pédagogiques, le nouveau jargon, me convenaient peu. Aussi mesurais-je la distance entre toutes ces arcanes « collectives » de contrôles nationaux plaqués sur des réalités dont ils étaient à cent lieues, l’obligation de faire des devoirs communs par niveaux, sans vraie concertation entre collègues, les multiples conseils d’enseignement mis en place faits de vains bavardages, et mon obsession de transmettre le savoir qui ne me semblait plus être la priorité des directives qui tombaient du Ministère. Une petite dizaine d’années à ronger mon frein tout en continuant à faire le travail aussi consciencieusement que possible, en trichant avec les instructions officielles, ce qui n’était pas très risqué ni bien difficile. Les nouvelles formalités autorisant les sorties scolaires ou les voyages dissuadaient de toutes les envies. Et puis le profil du recrutement du collège se transforma : les quartiers qui nous procuraient de la mixité de « niveau » commençaient à abriter plus de retraités que de jeunes ménages entraînant le tarissement des « milieux aidants », l’évolution de la société avec la multiplication des cas sociaux et des familles monoparentales, mettaient notre établissement de ZUP en première ligne. Le taux de chômage des populations environnant le collège faisait le reste. Les conditions d’enseignement se durcirent, laissant moins de place à l’imagination créatrice. C’est à cette époque-là que, élu à la Région des Pays de la Loire et vice-président de la commission de la formation professionnelle, je me retrouvai chargé de l’apprentissage : une responsabilité à ma mesure où je pus m’investir à plein, et complémentaire de mon activité de prof que je n’abandonnai en rien. L’apprentissage était l’un de mes chevaux de bataille dans les conseils de fin d’année quand il s’agissait d’orienter les élèves. En six ans, j’eus la satisfaction de voir doubler le nombre des apprentis de notre Région et de mettre en route des filières de formation en alternance, bac-pro, BTS, et même d’ingénieurs pour quelques métiers très ciblés du tertiaire financier. Je savais que cette valorisation de l’apprentissage était indispensable pour diversifier les parcours de formation et offrir des débouchés à de nombreux élèves de troisième.
Néanmoins, mon cas illustre bien la rigidité du Ministère de l’Education : quand on est dans un statut, il est très difficile de s’en extraire. Le passage d’un corps à l’autre est très compliqué faute de dispositif adapté de promotion interne. J’aurais pu décider de me consacrer à la direction d’établissement mais uniquement dans la fonction de Principal-adjoint, n’étant pas possesseur d’une licence. Ce qui me passionnait c’était l’enseignement et j’avais peu d’attirance pour la paperasse dans laquelle étaient plongés les collègues qui avaient sauté le pas. S’il y avait bien une révolution à faire, c’eût été celle de la promotion interne. Je ne suis pas certain que le statut de « professeur » de la maternelle à l’université ait réglé ce problème.
J’avais la conviction que depuis les années 90, nous étions entrés dans un monde différent caractérisé par l’absence de stabilité, un monde en évolution permanente qui aurait demandé rapidité d’adaptation, ouverture aux nouveautés, travail d’équipe généralisé. En guise de remède on nous servit les excès du « pédagogisme » et son vocabulaire abscons, assortis de circulaires pour imposer des pratiques ingérables et d’évaluations de niveaux surréalistes par leur conception technocratique. Le corps enseignant me parut encore plus pesant : conçu comme une pyramide soviétiforme, encombré de ses hiérarchies verticales, verrouillé par le poids de ses organisations syndicales, il se révélait incapable de s’adapter à une société en pleine mutation. Et le prix en était pour moi accablant à la lecture des statistiques nationales … les défauts que je constatais allaient s’aggravant. Un système éducatif plongé dans la pénurie matérielle avec des salaires peu motivants, des équipements qui peinaient à suivre les progrès de la technologie et souvent dépassés. On entrait encore en classe dans un monde où le stylo, la craie, le livre régnaient même là où d’autres outils auraient pu être utilisés. Ce monde où les moyens audio-visuels ont pénétré à grand peine et n’étaient toujours pas généralisés en pratique quotidienne dans les disciplines où pourtant ils auraient pu apporter un plus comme les langues, la géographie ou les sciences. L’informatique et la vidéo : un luxe rare !
En cette fin de carrière, j’avais la vive perception que « l’Intelligence » était déjà devenue la source principale de notre richesse et tout indiquait qu’elle serait le moteur du 21ème siècle. Notre civilisation européenne reposerait sur la matière grise, d’où l’importance exceptionnelle de l’Education. Or, j’étais face à un quadruple constat : l’Ecole, imprégnée d’idéologie « rousseauiste » n’avait pas réussi à réduire les inégalités par la démocratisation du savoir ; le système centralisé dévoreur de finances et devenu ingérable, générait une paupérisation des personnels et un tassement du recrutement ; les carences constatées dans les connaissances du « Français moyen » consacrait un échec culturel ; enfin, l’impasse à laquelle le système éducatif conduisait près d’un tiers des jeunes qu’il était censé former, traduisait son échec social. Force est de constater que rien ne s’est vraiment arrangé depuis que j’ai fini d’enseigner.
J’ai quitté mon poste en 2003, presque avec soulagement, pour prendre, comme on dit « une retraite bien méritée ». Le jour de mon départ, j’avais dit à mes collègues : « Je partirai sans me retourner », ce que j’ai tenté de faire, et presque réussi. Ce fut vrai physiquement : je ne suis revenu au collège que deux ou trois fois dans les années qui suivirent. Dans la tête, il en était autrement. On reste enseignant toute sa vie. D’acteur, je suis simplement devenu témoin. Et encore, pas complètement.
La solitude du prof
Je me suis fait presque tout seul.
Si j’ai aimé ce métier, c’est probablement que le premier contact avec une classe a déclenché une vocation autant suscitée par le hasard de quelques rencontres que par la formation de l’Ecole normale. Au cours de sa carrière, le prof se sent trop souvent seul et je pense, à lire les ouvrages de témoignages qui paraissent régulièrement, que c’est toujours le cas. Dans son établissement, il peut rarement compter sur l’expérience de ses collègues pour l’aider à se construire. En général, la solidarité s’arrête aux bavardages de la salle des profs. Son chef d’établissement ne lui apporte guère de renfort, sauf nécessité d’une sanction disciplinaire avérée. Et encore a-t-on vu de nombreuses occasions où il fuyait ses responsabilités. Heureusement, cela n’a pas été mon cas. Le prof n’a guère le soutien de la machine Education nationale dont le fonctionnement vertical se résume à des circulaires la plupart du temps inapplicables à la lettre et dont le langage devenu abscons tournait au ridicule. J’ai encore en mémoire l’une d’elles où l’on parlait du « versant du sachant et du versant de l’apprenant »… Et encore n’ai-je connu que le début des délires du jargon « éducnat » dont l’exemple emblématique était le « ballon » du cours d’éducation physique devenu un « référentiel bondissant ».
La formation continue ?
N’en parlons pas, elle était quasi inexistante. Et il me semble que c’est toujours le cas. Le Ministère est une machine technocratique dans laquelle la gestion de la ressource humaine n’existe que sous la forme de « flux », jamais qualitativement : un prof est égal à un autre prof et l’essentiel c’est qu’il y ait le nombre de postes en face d’un nombre d’élèves. Excepté l’épisode de la coopération et la possibilité que j’avais eu de suivre un stage de formation à l’enseignement du « français langue étrangère » organisé par le CREDIF (Centre de Ressource et d’Etudes pour la Diffusion du Français), pour ma formation continue j’ai dû compter sur moi-même et me payer les ouvrages nécessaires à l’évolution de mes connaissances. Souvent, j’ai puisé des idées dans les dossiers proposés par les revues auxquelles j’étais abonné. Les inspections ne m’ont été d’aucun secours.
Une machine à l’inertie incroyable.
Une année, dans mon collège, est arrivée une collègue dont nous avons vu tout de suite qu’elle était bizarre. Le jour de la pré-rentrée, elle nous confia « qu’on lui avait greffé une noix de coco à la place du cœur », sérieusement ! Le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle ne jouissait pas de toutes ses facultés. Ma fille aînée qui fréquentait alors l’établissement l’avait en français et nous racontait ce qu’elle vivait : discours incohérent, délires, gestes incontrôlés… Elle en faisait des cauchemars. Il a fallu une inspection réclamée par le Principal du collège, qui était conscient de la situation, et plus de six mois pour qu’elle soit « délocalisée ». Elle sortait d’un établissement dit « spécialisé » et avait été considérée comme « guérie ».
Autre exemple : nous avions une section « français langue étrangère » dans laquelle un collègue spécialisé intervenait. En effet, nous voyions affluer de nombreux élèves étrangers ne parlant pas notre langue, algériens à double nationalité, tchétchènes, asiatiques… jusqu’à quatorze nationalités. Cette classe d’alphabétisation était la bienvenue et nous avions eu beaucoup de mal à l’obtenir et ensuite qu’elle fonctionne dans des conditions satisfaisantes. A la rentrée suivante quelle ne fut pas notre stupeur d’apprendre qu’elle était supprimée au prétexte que nous n’avions plus l’effectif suffisant. Ce qui était vrai en juin ne l’était plus en septembre, car entre temps de nouveaux arrivants étaient venus s’inscrire puisque le périmètre de notre établissement comprenait un secteur de regroupement des « Français rapatriés et autres étrangers en situation régulière », ce que l’administration ne pouvait ignorer. Nous nous retrouvâmes donc avec des élèves dans nos classes pour qui notre langue était de l’hébreu, s’exprimant difficilement à l’oral et pas du tout à l’écrit. Malgré toutes les démarches entreprises, rien ne bougeait : député, sénateur, autorités de toutes sortes saisies… Je fis partie de la délégation d’enseignants qui fut reçue par l’Inspecteur d’académie. Il se trouve que j’étais alors Conseiller régional et il manifesta son étonnement de me voir là, ce qui était contraire à toutes mes habitudes. Je lui dis alors : « Monsieur l’Inspecteur d’académie, je suis là parce que j’ai honte de notre institution qui nous met dans une situation intenable face à des élèves pour lesquels nous sommes complètement démunis. C’est inacceptable alors que la solution existe. » Je ne sais pas si cela éclaira soudainement son esprit, toujours est-il qu’une solution fut trouvée, faite de bouts de ficelles, car le maitre chevronné dont nous disposions auparavant était désormais sur un autre poste et il n’en existait pas d’autre sur le « marché ».
L’enseignement est une affaire humaine, essentiellement humaine, mais cette dimension fait totalement défaut à l’institution, quel que soit l’échelon hiérarchique. Ce jugement peut paraître excessif, mais c’est la perception que j’en ai eu. L’Education nationale est une machine, et les enseignants ne sont que des dossiers. Il n’y a aucune sollicitude à en attendre. De là provient probablement ce sentiment de solitude que j’étais loin d’être le seul à ressentir. C’est ainsi que j’ai rempli méthodiquement, à chaque rentrée, une fiche de poste, toujours la même, avec les mêmes renseignements, augmentés d’un an, pendant plus de trente ans. Elle devait aller grossir dans une armoire du Rectorat une pile attribuée à mon nom, soigneusement compilée par un fonctionnaire « collectionneur ». Certainement de quoi l’occuper, avec celles de mes collègues, quelques jours tous les ans au mois de septembre.
Les risques du métier.
C’est le titre d’un film diffusé dans les années 70, avec Jacques Brel dans le rôle d’un enseignant. L’intrigue est fort simple : il est accusé par une de ses élèves d’avoir eu des relations sexuelles avec elle… Affabulation, mais réputation détruite. Et la mise en scène montre dans toute sa cruauté la solitude que doit affronter l’accusé. N’importe quel prof, hier comme aujourd’hui, est exposé à ce risque. Il faut l’avoir toujours en tête. Attention donc, quand on manifeste de l’empathie envers un ou une élève, de prendre des précautions. Surtout quand on a une trentaine d’années et des élèves qui en ont quinze ou seize. Il y a eu parfois des regards langoureux qui en disaient long. Ainsi, il m’est arrivé d’avoir besoin d’un entretien en tête-à-tête avec une élève : je gardais alors toujours la porte de la classe ouverte et demandais au délégué de la classe, discrètement, de rester dans le couloir. Pas d’ambigüité possible ! Et si je ne me privais pas d’avoir des relations chaleureuses avec la plupart de mes élèves, c’était toujours avec une « distance » respectable de façon qu’il n’y ait pas de confusion.
Une fois la porte de la classe refermée, je l’ai déjà dit, le prof est bien seul, pour le meilleur et pour le pire. Seul maître à bord, il vaut mieux qu’il sache alors pourquoi il est là !
Mais je me trompe complètement : le prof n’est pas seul ! Il est avec ses ELEVES !!!
Entendons-nous bien, je parle de solitude professionnelle. Car, évidemment, quand on reste dans un établissement de nombreuses années, on tisse des liens avec quelques collègues qui deviennent des compagnons de route avec lesquels on passe de joyeux moments.