Les rituels !
Il n’y a pas de bonheur sans rituels.
D’abord, le matériel pour travailler.
Au début de ma carrière, il fallait se contenter de peu. L’essentiel du matériel d’enseignement reposait sur le tableau noir et la craie blanche et de couleurs. Les élèves avaient des manuels correspondant aux cours, généralement deux en Français, recueil de textes et grammaire, un d’Histoire et un de Géographie, pour ce qui concernait mes enseignements. Il y avait un projecteur diapo à disposition dans la salle des profs mais il fallait le réserver, si bien que les projections prenaient des allures de séances exceptionnelles. Il fallait en effet transporter tout le matériel auparavant dans la classe y compris l’écran sur enrouleur. On ne peut pas dire que l’image était intégrée dans la pédagogie. Elle était tout au plus un faire-valoir de fin de trimestre pour une leçon plus distrayante. Avec le temps, la situation s’est améliorée, et l’audio-visuel a fini par faire partie intégrante de mes leçons même en Français. Ainsi il m’est arrivé de faire écouter « Les vieux » chanté par Jacques Brel, avant de lire le texte et d’en étudier tous les aspects. J’avais fini par avoir dans ma classe tout ce dont j’avais besoin : projecteur diapo, rétroprojecteur, magnétophone à cassettes et même lecteur de cd, puisque je possédais un « walkman » assorti de mini-enceintes que je pouvais installer rapidement. La pédagogie moderne a besoin de supports techniques. Aujourd’hui je suppose que j’aurais dans ma classe ordinateur, vidéoprojecteur et tableau électronique interactif, et en face des élèves munis de tablettes…
Le matériel concerne aussi les élèves. Chacun doit avoir son nécessaire pour travailler, le bon livre, le bon classeur ou cahier, de quoi écrire, une règle pour tirer les traits, gomme, correspondant à la liste fournie en début d’année. C’est tout un travail que de faire acquérir les bonnes habitudes et il faut y passer du temps quotidiennement, toute l’année et à tous les niveaux jusqu’en fin de troisième.
Le premier cours d’une année qui commence.
J’ai en face de moi une petite trentaine de visages plus ou moins inquiets. Ce sont des « sixièmes ». Ils mettent les pieds dans un univers qui les change beaucoup de leur école de quartier. Ce que je vous raconte-là concerne le dernier tiers de ma carrière, ce à quoi je suis arrivé : des rituels bien établis pour un maximum d’efficacité. Perdre du temps en début d’année pour se mettre d’accord sur un « modus vivendi », des habitudes et des règles à respecter, permet d’en gagner ensuite.
On ne se connait pas encore : il faut donc faire connaissance. Les élèves vont remplir une fiche individuelle où je vais leur demander de répondre à des questions de l’ordre de l’intime, telles que « métier des parents » ou « que veux-tu faire plus tard ? » ou encore « quels sont tes loisirs ? »… Cela exige à mes yeux une réciprocité. Je vais donc me livrer à eux : mon nom et son orthographe, mon prénom, mon âge, par où je suis passé, ma femme, son métier, combien j’ai d’enfants, mes loisirs… Là j’expliquais l’une de mes particularités : il se trouve que j’avais été candidat à plusieurs élections, que j’étais devenu Conseiller municipal et même ensuite Conseiller régional. Il me fallait leur faire comprendre qu’on n’en parlerait jamais en classe et qu’il était inutile de m’interpeller avec un « M’sieur, je vous ai vu dans le journal », ce qui arrivait de temps à autre évidemment. C’était ma vie de citoyen mais j’ai toujours fait en sorte que seul le prof entre au collège et jamais l’élu, encore moins son engagement politique. Par contre, ils en ont bénéficié sans le savoir quand il s’agissait de visiter la Mairie ou le Conseil Général et même au Conseil Régional où les services avaient organisé un pot à leur intention, ce qui était exceptionnel et me mit dans l’embarras. J’eus droit aussi à la question inévitable au moment du passage dans l’hémicycle : « Vous êtes où M’sieur ? » qui exprimait autant une certaine fierté de leur part qu’une curiosité. Et il fallut montrer la place où une barrette portait mon nom.
Le jour de la rentrée, je passais donc beaucoup de temps à expliquer, surtout aux élèves de sixième, comment j’entendais fonctionner tout au long de l’année, à répondre à leurs questions, à les interroger à mon tour sur leurs attentes, essayant de les familiariser avec ce nouvel univers où l’on change de classe à chaque heure, où il faut se repérer dans un dédale de couloirs, changer d’étage, faire son cartable différemment chaque jour pour avoir le bon livre et le bon classeur sans tout transporter. C’est que la charge que porte un collégien est inversement proportionnelle à sa force : celui de sixième est « chargé comme un mulet qui revient du souk », celui de troisième arrive avec un porte-document sous le bras plat comme une limande…. sans que pour autant le transfert des savoirs contenus dans le cartable vers le crâne soit assuré et justifie la mue des contenants. Je plaisante à peine. Les premières heures de l’année de chaque discipline étaient donc consacrées à remplir toutes sortes de « vademecum » visant à leur simplifier la vie, selon un programme bien établi.
L’entrée en classe.
C’était le début des cours du matin. Toutes les classes avaient rejoint leur salle. Pourtant mes élèves retournaient se mettre en rang en silence dans la cour, sous l’œil goguenard du Principal qui nous regarda passer. J’attendis trois ou quatre minutes avant de les autoriser à monter à nouveau. Il faut dire que la première fois s’était déroulée trop bruyamment à mon goût et avec un peu trop de confusion. Une agitation peu propice pour démarrer un cours. Comme dans beaucoup de collèges, au moment de la sonnerie, les élèves devaient se ranger par classe dans la cour à l’endroit qui leur était assigné et chaque professeur venait les chercher pour rejoindre la salle de cours. Dans notre établissement, le chemin devait être parcouru en relatif silence et sans agitation. J’étais souvent l’un des derniers à me présenter pour les faire monter au premier étage où se trouvait ma classe. Nous étions plusieurs collègues à emprunter le même escalier et je voulais éviter la cohue. Une fois arrivés, mes élèves avaient l’habitude de se ranger le long de la cloison dans le couloir, par deux, et je n’ouvrais la porte de la classe qu’une fois le silence établi, si possible d’eux-mêmes.
Alors chacun pouvait entrer en passant devant moi, et rejoindre sa place où il devait attendre debout que tout le monde soit entré. J’étais toujours placé à la porte de telle façon à avoir un œil sur le rang et un autre sur la salle. La classe remplie, chacun à sa place, je fermais la porte et me présentais devant eux, sourire aux lèvres, croisais un maximum de regards avant de leur adresser un chaleureux et aussi jovial que possible « Bonjour ! ». J’ajoutais parfois : « Quel bonheur de vous revoir ! » Et je les invitais à s’asseoir. Le cours pouvait commencer.
Naturellement, ces habitudes ne viennent pas toutes seules. Dès le premier contact en début d’année, j’expliquais à chaque classe ce que j’attendais des élèves et pourquoi je souhaitais que ça se passe comme je le demandais. Il faut toujours expliquer le pourquoi des choses pour donner du sens. Il faut dire que cette pratique est facilitée quand chaque professeur enseigne dans une salle qui lui est spécifique et qui devient un lieu personnalisé, où il est un peu comme chez lui. Ainsi j’expliquais que mon exigence de les obliger à rester debout jusqu’à ce que je leur dise bonjour, moi-même debout face à eux, était une manière de nous saluer réciproquement, avant de les inviter à prendre place. Je ne recevais jamais une classe assis à mon bureau. Je prenais soin d’aller à sa rencontre. « Quand vos parents ont des invités qui arrivent chez vous, ceux-ci vont-ils s’asseoir directement dans le salon sans attendre d’y être invités par vos parents ? ». La réponse fusait : « Non ! M’sieur » ; « Alors ici, vous êtes chez moi et vous êtes mes invités ! ». Le rituel était compris et il était respecté. Je pense même que les élèves aimaient ce premier moment de retrouvailles, où ils attendaient mon accueil et le sourire –ou non- qui l’accompagnait. Il fallait remplir ensuite la feuille des absences ce qui prenait peu de temps : un seul coup d’œil aux tables me permettait de savoir qui manquait.
L’organisation de la classe.
La première semaine après la rentrée de septembre s’était écoulée. La prise de contact avec chaque classe était terminée. Ce lundi-là donnait lieu à un autre rituel : l’attribution, en principe définitive pour le reste de l’année, des tables de la classe. Une table à chaque élève selon un plan que j’avais établi après observation du groupe la première semaine. Il fallait séparer les bavards impénitents, isoler éventuellement les fauteurs de trouble, car il y en a toujours, ces derniers bénéficiaient en général des places avantageuses du premier rang sous l’œil du prof. L’opération avait aussi un autre but. En assignant une place à chacun, il en devenait le locataire à chaque visite et devait rendre les lieux intacts, sans graffitis dessinés notamment, à charge pour tout nouvel arrivant de signaler une table dégradée. Chacun devait aussi ranger sa chaise avant de sortir. Il m’est souvent arrivé de rappeler un élève pour qu’il le fasse avant de faire entrer la classe suivante. C’était une précaution évidente de sécurité pour faciliter la circulation entre les tables, pas évidente quand elles sont disposées en « U », précaution d’ailleurs fondée sur un incident qui m’était arrivé. Un élève, qui n’avait pas respecté la consigne avait voulu rejoindre sa place en courant, s’était pris les pieds dans une chaise mal rangée, avait chuté et s’était cassé le poignet ! Ce cas me servit longtemps d’exemple. Enfin, grâce au plan qui me permettait de me familiariser avec les noms de chacun, je pouvais voir rapidement l’élève qui manquait. Il faut dire que le nombre des tables, individuelles pour la plupart, dépassait rarement de plus de deux le nombre des élèves de la classe la plus nombreuse qui venait chez moi. Il faut préciser aussi que les effectifs oscillaient tous autour de 25 élèves plus ou moins un. Ce dispositif me permettait d’avoir pendant toute l’année une classe propre et bien rangée et de mémoriser plus rapidement les noms avec les visages correspondants.
Quant au plan de la classe, il a évolué au fil du temps et des modes. Au début de ma carrière, jusqu’en 1968, il n’y avait qu’un dispositif : les rangées parallèles de tables-bancs en bois à deux places avec case individuelle pour ranger les affaires. Les élèves gardaient la même place étant donné que c’était les professeurs qui étaient nomades. J’ai donc connu les déplacements d’une classe à l’autre, avec sacoche chargée et souvent le projecteur diapo sous le bras, sans parler de l’écran sur enrouleur qu’il fallait aussi apporter. Dans le collège où j’ai passé la plus grande partie de ma carrière j’ai connu plusieurs « saisons » comme on dit dans les séries télévisées. Au début, on y pratiquait le fonctionnement classique des enseignants transhumant d’une classe à l’autre. C’était une des conséquences du fonctionnement en « groupes d’ancrages évolutifs » à certaines heures pour constituer des groupes de niveau. Pour cette raison, les salles avaient été conçues avec différents formats : plus ou moins vastes pour s’adapter aux différentes sortes de groupes. La mode avait imposé la disposition en « U », souvent au mépris de l’éclairement naturel qui faisait partie des normes pour le confort d’écriture des élèves : comme on écrit de gauche à droite, il était conseillé de disposer les tables de façon que la lumière naturelle vînt de la gauche. Mais ça, c’était les normes de la 3ème République. Il y eut aussi les classes disposées en deux séries de deux rangées parallèles face à face avec un espace libre au milieu où le professeur pouvait circuler, les élèves devant tourner la tête à droite ou à gauche pour lire le tableau, ou regarder un document en projection sur le mur opposé. C’était une disposition pratique pour travailler alternativement avec des documents audio-visuels. Soit les tables étaient disposées en amphithéâtre dans un espace contraint ce qui formait un « U » qui permettait à l’enseignant de se retrouver un peu plus au milieu des élèves, mais qui rendait malaisé l’accès aux places. Au milieu des années 80, on revint à un fonctionnement plus « académique ». Le pic d’effectifs étant passé, c’était un collège 1 200 qui se révéla saturé à 900 ; quand nous nous retrouvâmes avec moins de 500 élèves, le nombre de salles permit d’en attribuer des fixes à la plupart des professeurs, en plus des labos et enseignements spécialisés, et ce sont les élèves qui dès lors changèrent de lieu à chaque cours, ce qui ne causa pas plus de problèmes pour les interclasses. Chacun organisa alors son local à sa convenance. J’ai gardé plusieurs années le plan en « U », car je disposais d’une salle assez grande, ensuite j’ai opté pour le retour aux rangées traditionnelles. Ma classe était particulièrement bien équipée avec tableau à rabats mobiles, écran de rétroprojection peint sur le mur derrière l’un des rabats, tringlerie pour suspendre les cartes de géographie ou d’histoire… j’avais un chariot sur roulettes sur lequel étaient installés en permanence un rétroprojecteur et un projecteur à diapositives et je disposais d’une boite de branchements de fabrication artisanale (cf. annexe 18), les barrettes multiprises n’existant pas à l’époque, pour ajouter d’autres matériels si besoin, un magnétophone ou un lecteur CD par exemple. J’avais pu aussi choisir la couleur de la peinture des murs, un rose saumon très apaisant, ce qui fit dire à une stagiaire que j’avais accueillie, que c’était une classe « cocooning » ! En fait, peu importe la disposition, c’est le confort des élèves qui compte. La configuration du lieu doit s’adapter à l’activité que l’on compte y développer. Il n’y a qu’une chose qui est restée intangible, c’est le bureau du maître. Il est le lieu symbolique du pouvoir dans la classe, qu’il s’y assoie ou pas, d’ailleurs.
« Ici, la cloche, c’est moi ! »
Cette expression faisait rire les élèves. « C’était fait pour », aurait dit Fernand Raynaud. Là encore, il fallait expliquer. A la fin de l’heure de cours, la sonnerie du collège retentissait, quand ce n’était pas le tintement d’un téléphone portable (oui, déjà !), ou plutôt d’une montre. Aussitôt, sans attendre que j’aie terminé l’explication dans laquelle j’étais lancé, des élèves pressés de changer d’air ou d’aller déjeuner commençaient à ranger leurs affaires. Rien de plus agaçant. J’expliquais donc en début d’année, que la sonnerie était faite pour indiquer à la classe et donc au professeur, que le cours devait se terminer, mais que c’est moi qui décidais du moment exact. Je savais qu’il était inutile de déborder trop longtemps, d’abord par respect pour le cours suivant si c’était le cas, et si c’était la récréation ou la sortie, je perdais mon temps à m’adresser à une classe devenue complètement inattentive. Mais j’en faisais une question de respect des élèves pour mon travail, ce qu’ils comprenaient bien, et de discipline pour une sortie organisée qui ne pouvait se faire qu’à mon signal : « vous pouvez ranger vos affaires », suivi de « vous pouvez sortir ». Chacun se levait, rangeait sa chaise et sortait.
L’appel, le retard.
8H40 : « D’où sors-tu ? » L’élève à dix minutes de retard. Normalement il doit avoir un bulletin d’accès à la classe, preuve qu’il est passé par le bureau du Conseiller d’éducation. C’était le moyen mis en place par l’administration pour contrôler le phénomène et intervenir si besoin auprès des parents. Mais ça n’était pas gratuit : les retards étaient comptabilisés et leur accumulation pouvait entraîner une sanction. Aussi, les récalcitrants ou les abonnés, comme on veut, tentaient l’aventure en oubliant de cocher la case Conseiller d’éducation. Que faire ? Le cas le plus simple, c’était de lui refuser l’accès de la classe et de rester intraitable. Il devait retourner chercher le sésame. Mais avec certain c’était prendre le risque qu’il traîne un peu plus dans les couloirs. Affaire de jugement et de connaissance de l’élève.
C’est donc l’excuse invoquée et ce que je savais de son « environnement » qui déclenchaient ou non mon indulgence. Il existe, en effet, dans nos collèges de « zup », toute une population de gosses paumés, un peu livrés à eux-mêmes, dont les parents ne se lèvent même pas le matin pour s’occuper de les faire déjeûner et veiller à leur tenue vestimentaire. Ils sont les seuls de la maison à se lever, alors venir au collège pour eux est un exploit. Inutile en plus de leur compliquer la vie surtout si c’est le réveil qui n’a pas sonné. Celui-là aurait pu répondre à ma question : « De mon lit, m’sieur ! », à voir sa coiffure ébouriffée et ses vêtements probablement enfilés à la hâte. « Essaie de faire mieux demain, va à ta place ! ». Son « ouf » de soulagement est perceptible. Au moins pendant l’heure il fera preuve de bonne volonté, en remerciement de ma mansuétude.
L’appel était fait à chaque cours, le plus souvent sous forme d’un contrôle implicite. Plus solennel était celui de la première heure du matin et de l’après-midi : si au début de ma carrière on égrenait les noms à voix haute pour obtenir un « présent », avec le système des élèves mobiles, il suffisait de constater une absence et d’écrire le nom dans la case correspondant à l’heure de la journée, la fiche étant déposée chez le conseiller d’éducation par chaque professeur à la fin de son service. Mais j’aimais bien après avoir constaté un vide dans le plan de la classe m’enquérir de la cause : souvent les élèves savent ce qu’il se passe. « Il est malade, m’sieur ! » ou « Il va arriver m’sieur, les bus sont en grève ce matin ! »… Il faut marquer de l’attention, les élèves y sont beaucoup plus sensibles qu’on ne pourrait le croire. Prendre des nouvelles de la santé de l’un d’eux c’est en même temps marquer de l’intérêt au groupe en son entier.
Mais la ponctualité concerne aussi le professeur. S’il y a un métier où arriver en retard n’est pas possible, c’est bien celui-là. Surtout en début de journée ou de demi-journée. Comment sanctionner des retards si vous-même n’êtes pas irréprochable. Je mettais donc un point d’honneur à être « à l’heure ». Sauf incident de parcours sur le chemin du collège, ou « panne d’oreiller » accidentelle, je n’ai été en retard que très rarement pour prendre les élèves à l’heure. Il y a bien eu un épisode où j’ai enchaîné les arrivées après l’heure : c’était à l’occasion d’un échange avec des élèves allemands et comme ma collègue manquait de familles d’accueil, j’en hébergeais un. Il s’appelait Matthias. Il était un peu « punk » d’apparence mais très gentil. Sauf que le matin, « l’animal » n’arrivait pas à sortir du lit malgré nos appels. J’arrivais systématiquement avec 10 min de retard, le sourcil froncé, moi devant, lui derrière, et nous passions devant le Principal, presque hilare, qui patientait dans le hall. Il avait beaucoup d’humour et j’eus droit à un : « Alors Monsieur Houlle, on traîne ce matin ! »… sur un ton badin, comme il se doit.
Cultiver une identité.
« You have a nice jacket ! » m’adressa le Principal du collège, qui était un angliciste accompli, en me voyant. J’arborais ce jour-là une belle veste gris clair, Prince de Galles, à larges revers. Mais pour les élèves, le point de concentration du jour, c’était ma cravate. Je collectionnais les cravates « Tintin » et j’en avais de toutes sortes au point de pouvoir en changer chaque jour pendant plusieurs semaines. J’avais appris d’un ancien cette ficelle du métier. « Si tu ne donnes pas à tes élèves quelque chose en pâture qui t’identifie, ils te trouveront quelque chose qui ne te plaira pas forcément ! » J’avais donc choisi la cravate comme élément de personnalisation. Peu de mes collègues masculins en portaient. Et si mes collègues féminines étaient plutôt coquettes, ce n’était pas le cas de la gent masculine qui prisait jean et polo ou chemise col ouvert, pas toujours repassée, d’ailleurs. Au début de ma carrière, c’était différent, tous les hommes étaient cravatés, et tout le monde enfilait une blouse, généralement grise. Je cultivais donc ma spécificité qui ne s’arrêtait pas qu’à la cravate. S’y ajoutait en effet une veste ou un blazer, associé(e) à un pantalon « tergal », quand ce n’était pas le costume. Cette tenue soignée, je l’ai portée jusqu’à la fin de ma carrière. Elle participait de ma personnalité dans le collège et contribuait certainement aussi à me donner une certaine autorité naturelle (laissez-moi mes illusions !). Pendant plusieurs années, pour les cours de géographie, j’enfilais une blouse blanche pour protéger mes vêtements de la craie, surtout de celles en couleur, car il n’était pas rare de faire les cartes au tableau. Plus tard, l’utilisation du rétroprojecteur et des stylos feutres permit de s’en dispenser. Cette tenue « habillée » correspondait à l’image soignée que je voulais donner de moi, qui se retrouvait dans tous les documents que je leur proposais ou dans la qualité de la sacoche, longtemps un « attaché-case » noir, que je transportais éternellement avec moi. Une forme de respect de soi que je leur demandais d’avoir pour eux-mêmes en retour. Cela me permettait aussi de justifier l’exigence de propreté et de précision dans la présentation des travaux de quelque nature qu’ils soient. C’était cohérent. Cela aussi a fait partie de mes bonheurs quotidiens de prof. J’avais aussi, surtout au début de ma carrière, une paire de chaussures à semelles de « crêpe » que je mettais pour me déplacer silencieusement dans la classe, le jour des devoirs sur table (les fameuses « compositions ») afin de compromettre les éventuels fraudeurs.
La présentation du travail.
« Papy, c’est séquestrant ! » se plaignait il y a quelques années l’un de mes petits-fils, arrivant dans une classe de 4ème d’un collège de la banlieue de Toulouse, en ayant fait la plus grande partie de sa scolarité en Allemagne dans des établissements allemands. Bien que parfaitement bilingue, il voulait dire par cette expression originale et ce mot inventé qu’il trouvait inutilement contraignant ce qu’imposaient ses profs pour la présentation des copies : « Il faut mettre son nom dans la marge en haut à gauche, en majuscules d’imprimerie, le prénom en-dessous en minuscules, il faut écrire la date sur la première ligne au milieu de la feuille, tirer un trait au-dessous de six carreaux à six carreaux de la marge … Commencer les paragraphes avec un retrait de deux carreaux … etc… Papy, c’est séquestrant ! » Il ne se doutait pas que j’exigeais la même chose de mes élèves, et même bien plus. Il aurait dit bien pire. De fait, j’avais constaté, lors de voyages d’échanges avec ma collègue germaniste, que les enseignants allemands n’accordaient pas une grande importance à la présentation qui était relativement libre et même plutôt laxiste. Différence de tempérament entre les deux peuples, peut-être. Pourtant, il n’y a pas plus disciplinés que les Allemands, paraît-il.
J’ai toujours accordé une grande importance à la présentation du travail que je considérais comme un exercice d’hygiène personnelle de chaque élève. S’obliger à respecter une consigne commune, à écrire proprement et lisiblement, à présenter une copie nette, avant de faciliter la tâche du professeur qui corrigera, c’est d’abord une valorisation de soi. J’expliquais à mes élèves que c’était se respecter soi-même, qu’une copie c’était comme une image de soi qu’on rendait à son professeur. La question que chacun ou chacune devait se poser était : « Quelle idée est-ce que je veux qu’il se fasse de moi ? » Mais il n’y avait pas de complications inutiles : la présentation était uniforme pour tous les travaux exécutés qu’ils aient été réalisés en classe ou à la maison. Elle était très proche de ce qui a été décrit plus haut. Excepté pour la « rédaction ».
Cet exercice, longtemps pompeusement appelé « composition française », puis « expression écrite », avait droit à une présentation adaptée qui était imposée pour correspondre à mon travail de correction et à celui de l’élève ensuite. J’y attachais une grande importance, aussi il fallait agrandir la marge à gauche en tirant un trait de haut en bas sur toute la longueur du devoir, à deux carreaux du trait rouge, pour me laisser la place nécessaire à la signalisation des fautes, chacune correspondant à un code précis et à mes indications portant sur le contenu : « développez », « phrase à reconstruire » … En haut de la première page, en plus du nom et de la date, et évidemment du titre « Expression écrite », il fallait copier soigneusement le sujet, et en-dessous, entre deux traits parallèles espacés de cinq lignes, me laisser un espace pour écrire mes conseils pour la correction ; plus tard, chacun y collait à gauche la grille d’évaluation que j’avais fini par adopter . Tout devoir qui ne respectait pas cette présentation n’était pas ramassé. Le confort du prof, c’est la sécurité de l’élève. Curieusement cette présentation a peu évolué au cours de ma carrière, sinon que la marge à gauche est passée à droite quand je me suis aperçu que mon code de correction prêtait à confusion quand je signalais plusieurs fautes différentes sur une même ligne. Et oui, on lit de gauche à droite !
Ah, ce code de correction ! Il n’est pas arrivé tout seul, subitement. Il a fait l’objet d’une longue maturation correspondant à une même maturation sur la manière d’évaluer les devoirs, par nature subjective. Chaque faute ou mauvaise expression était soulignée et faisait l’objet d’un signe spécifique dans la marge : « o » pour orthographe, « cj » pour conjugaison, « t » pour mauvais temps, « Md » pour mauvais emploi d’une préposition, « MC » pour une phrase sans verbe … Chaque signe correspondait à un travail à exécuter en correction, évidemment. Dans les dernières années de ma carrière, des collègues trouvaient ma notation trop généreuse. Ils ne comprenaient pas que j’avais mis en place un système d’acquisition de points qui permettait aux élèves de les obtenir par leur travail y compris de correction qui, si elle était correctement faite, permettait d’arrondir la note. L’expression écrite longtemps cantonnée entre 6 et 14 sur 20, devenait un exercice comme les autres où l’on pouvait obtenir par son travail jusqu’à 18 voire même 20 sur 20. C’était aussi une manière de redonner goût à l’écriture, en restituant le plaisir de raconter. Je crois que beaucoup d’élèves appréciaient cette procédure, qui, reconnaissons-le, était fastidieuse pour moi, par la précision qu’elle exigeait. Mais quel bonheur de voir les élèves progresser et prendre du plaisir à écrire.
Le cas spécifique de l’Histoire-Géographie.
L’histoire et la géographie réclamaient les mêmes exigences. Après avoir expérimenté le classeur qui s’est révélé encombrant, j’ai opté pour un cahier pour l’histoire, un pour la géographie, plus souples d’emploi. La première page devait en porter le titre en lettres majuscules d’imprimerie, centré, avec le nom et la classe. Car les cahiers étaient ramassés une fois par trimestre et faisaient l’objet d’une note de « soin et propreté », pour que les documents sur lesquels nous travaillions en cours soient correctement traités. Les cartes de géographie, dont je distribuais le fond polycopié ou photocopié selon les époques, devaient être exploitées avec des consignes très précises : l’écriture scripte horizontale obligatoirement, et si impossible (exemple : nom d’un fleuve), lisible en tournant le cahier d’un quart de tour dans le sens des aiguilles d’une montre, les couleurs passées au buvard, selon la légende imposée (cf. annexe 5) … Le plus souvent elles étaient réalisées en classe en illustration du cours, et presque toujours il fallait terminer le travail à la maison. Les documents d’histoire suivaient les mêmes principes d’exploitation. J’accordais aussi de l’importance à l’écriture et à la présentation.
Au cours de ma carrière, le contenu de ces cahiers a beaucoup évolué. Pendant mes premières années d’enseignement, on écrivait la leçon à apprendre dans le cahier. Les élèves recopiaient le résumé que j’écrivais au tableau. C’était laborieux. Il y eut la période « ronéo » : les cahiers se remplirent de feuilles 21x27 fleurant bon l’alcool à brûler, collées bout à bout en accordéon. Le contenu du cahier faisait presque double emploi avec les livres. Il faut dire que ceux-ci avaient un contenu bien plus touffu que ceux d’aujourd’hui. Bientôt, le plan, écrit au fur et à mesure de l’avancement du cours, remplaça la « leçon » et les élèves devaient se référer au livre pour compléter leur savoir. C’est pourquoi j’exigeais qu’ils l’apportent à chaque cours : gare aux oublis ! Ils avaient besoin aussi de crayons de couleur, et non des feutres, au nombre de cinq : bleu pour les contours des côtes sur les cartes de géographie, vert, jaune et brun, et rouge enfin pour certaines annotations ou les villes. J’exigeais qu’ils les aient toujours avec eux car il n’y a rien de plus sujet au désordre que des élèves qui se repassent leurs crayons. Mais j’interdisais les grandes boites que les élèves se faisaient abusivement acheter par leurs parents en collant l’exigence sur mon dos. Il fallait aussi un buvard : je leur apprenais à l’utiliser par morceaux enduits de la couleur choisie pour la frotter ensuite sur la carte et obtenir un joli ton pastel en lieu et place des coloriages « rageurs ».
Enfin, quand la classe fut équipée d’un rétroprojecteur, j’inventai un schéma de cours qui faisait l’objet de « slides » (ou transparents) projetant à gauche le savoir essentiel et à droite les « questions pour apprendre » correspondantes. Je m’étais aperçu que certains élèves apprenaient leurs leçons mais ne savaient pas répondre aux questions lors du contrôle : ils n’arrivaient pas à resituer le lien entre la question et la réponse, pourtant évident pour moi. C’est pour contourner cet écueil que dès l’apprentissage du cours, je montrais la question qui permettrait ultérieurement de vérifier qu’ils savaient ce qui venait d’être expliqué. Un geste mental qui progressivement devenait
une habitude ! Mon bonheur c’était de constater que ceux qui faisaient l’effort de mémoriser étaient récompensés. Quant aux paresseux, il y en a toujours, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.
La poésie et la mémoire, le tirage au sort.
« Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ! » disait Montaigne, mais la citation n’est pas complète. « Mais qu’on y requiert les deux ! » continuait-il. La « récitation » faisait partie de mes plaisirs pédagogiques. Je lui donnais de l’importance en en faisant un événement solennel. Je lui assignais plusieurs objectifs : d’abord apprendre par cœur pour entraîner la mémoire et développer ce qu’on appelle la mémoire profonde ; ensuite connaître de beaux textes que je dénommais les « meubles de l’esprit » ; enfin travailler la diction et l’intonation pour faire vivre le texte. C’était aussi un exercice pour renforcer la confiance en soi puisqu’il fallait dire le texte debout, face à la classe. Le cérémonial que j’avais mis au point, renforçait la « dramatisation » du moment. Evidemment, pour bien dire son texte, il fallait absolument le connaître par cœur, sans hésitation. La notation était impitoyable, la moitié des points pour la connaissance du texte, l’autre moitié pour la diction. En revanche, les élèves avaient le choix entre deux possibilités : venir dire le texte d’eux-mêmes, quand ils se sentaient prêts ou attendre que le sort les désigne. J’avais sur le bureau une petite boite pleine de numéros inscrits sur des petits papiers qui correspondaient au numéro d’ordre de mon carnet de notes. Le numéro tiré donnait donc un nom. L’élève pouvait décliner en me disant : « je ne suis pas prêt », mais une seule fois. La récitation se déroulait une fois par semaine au début du cours d’explication de textes.
Toute la classe y passait en quatre ou cinq fois, avant d’apprendre un autre texte. Je les choisissais soigneusement pour l’intérêt qu’ils présentaient, pour leur sens ou la réflexion qu’ils suscitaient. Ainsi, au début de l’année de troisième, je faisais apprendre ce magnifique texte de Victor Hugo : « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent… ». Une mine d’or pour l’année du brevet. La promotion de l’effort pour le sens, les figures de style et les techniques de versification… « Monsieur, le texte est long, on n’y arrivera jamais ! » c’était l’éternelle ritournelle à chaque texte. « Vous allez y arriver. Vous apprendrez la moitié pour la semaine prochaine, et le texte entier pour la semaine suivante. Apprenez par cœur quatre ou cinq vers par jour : les petites bouchées se digèrent toujours mieux que les grosses ! » Je leur donnais toujours le mode d’emploi : « Pour bien dire son texte, il faut l’avoir répété chez soi à voix haute, entraînez-vous avec des camarades… » Je ne prononçais jamais le mot « récitation », un peu dévalorisant et qui évoquait trop un texte débité mécaniquement. Pour beaucoup d’élèves, ça restait une épreuve. Les adolescents, mal dans leur corps, n’aiment pas, en général, se livrer devant les autres, exceptés les extravertis qui prennent plaisir à se faire remarquer. Néanmoins, il fallait y passer et avec le tirage au sort, il ne servait à rien de se faire petit au fond de la classe. A l’élève peu sûr de lui, arrivant « au tableau » en tremblant, je recommandai : « respire à fond, concentre toi, tu vas voir, ça va aller. Je sais que tu connais ton texte … ! ».
Quand le texte était particulièrement bien dit, il arrivait que la classe applaudisse, preuve que tous prenaient goût à ce moment d’échange : l’un qui offre son interprétation, les autres pendus à ses lèvres. J’enjolive à peine. Même moment de grâce avec le beau texte de Du Bellay, incontournable et donc inévitable en Anjou : « Heureux qui comme Ulysse … ». Avec les classes de troisième, il m’arrivait de choisir des textes très contemporains comme « Les temps changent » de MC Solar, histoire d’aiguiser leur exigence de qualité de la langue. Quand j’avais des sixièmes-cinquièmes, j’avais une prédilection pour les fables de La Fontaine, les poésies de Verhaeren ou de Jacques Prévert. Ce matin-là, devant la classe, livres fermés, je demandai le silence et commençai à déclamer : « Un loup n’avait que les os et la peau, tant les chiens faisaient bonne garde. Ce loup rencontre un dogue, aussi puissant que beau, gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde… » Pour l’exemple, je théâtralisais un peu les intonations pour donner du relief et faciliter la compréhension en donnant du « ressenti ». Suivaient des questions pour faire dire ce qu’ils avaient compris, sur le sens général du texte. On le découvrait ensuite, phrase par phrase pour décrypter les mots difficiles. A la fin de l’heure, beaucoup savaient déjà le texte presque par cœur.
Cet exercice vivant donnait souvent lieu à des épisodes inattendus. J’ai encore en tête cette anecdote étonnante. « Farid » ! : la boite venait de parler. « Non, m’sieur ! – Tu t’es déjà dérobé la semaine dernière, cette fois-ci tu dois dire ton texte ». L’élève résistait, marchandait, quand une petite voix au premier rang susurra : « Il le sait par cœur, il nous le récite en rap … » Il faisait même le spectacle dans la cour. « Tu le déclames en rap, je veux voir ça ! – Je peux vraiment m’sieur ? » J’ai eu droit ce jour-là à une version « rap » de « Déjeuner du matin » de Jacques Prévert. La versification se prêtait merveilleusement au rythme syncopé, et le drame du couple qui se défait que racontait le texte en était même mis en valeur. Inutile de dire que ce fut un triomphe. Le 20/20 qui couronna l’événement venait de le réconcilier définitivement avec l’épreuve.
Je regrette beaucoup que notre enseignement d’aujourd’hui dénigre le « par cœur ». Frotter nos jeunes aux chefs d’œuvre de la littérature et de la poésie, leur donner ces textes magnifiques en référence, fait partie de la transmission du patrimoine et constitue un socle pour leur culture. Confronter nos jeunes à la langue de Corneille et faire sonner les rimes du monologue de Don Diègue, découvrir la magnifique langue de Racine dans Andromaque, ou encore déguster la truculence d’Edmond Rostand en déclinant la « tirade du nez », sentir le frémissement de l’émotion à l’écoute des « Vieux » de Jacques Brel…, quel grand malheur de priver les élèves d’aujourd’hui de ces chefs d’oeuvre ! Jusqu’à la fin de ma carrière, j’ai fait de la « récitation ». Au diable les directives officielles ! Je ne pense pas que mes élèves s’en soient plus mal portés.
L’ensemble de ces rituels s’est imposé peu à peu. Ils finirent par donner une cohérence à mon enseignement, entre contenu et pratique. Je suis persuadé que l’ensemble des codes et repères que les élèves s’appropriaient et auxquels ils se soumettaient assez facilement, leur facilitait la tâche. Comme il n’y avait rien d’autre que des principes et des repères de respect mutuel et de vie collective, mes rituels contribuaient à un certain art de vivre en société, fût-elle réduite à l’univers scolaire. Libre à chacun ensuite de les transposer dans leur vie personnelle, mais ça, c’était une autre affaire. Le monde extérieur est tellement plus âpre …