L’évaluation.
S’il y a bien une question qu’on ne se posait pas au début des années 60, c’était celle de la notation. Tous les devoirs et travaux étaient évalués sur une base immuable, sauf rare exception : le barême sur 20. Il en était fait une déclinaison décimale jusqu’au ¼ de point selon la nature des exercices, du « pifomètre » de la rédaction au décompte méticuleux des fautes de dictée, des questions qui suivaient ou des exercices de grammaire. Le tout faisait l’objet d’une moyenne trimestrielle elle-même sur 20. Un système très ancré et qui a eu la vie dure puisqu’il est encore largement utilisé, même s’il n’a plus le monopole de l’évaluation.
Evacuons d’abord le débat sur l’absence de notes : tant que le système éducatif sera celui que nous connaissons, les notes resteront indispensables. Elles n’empêchent pas l’évaluation qualitative. Elles sont là pour l’éclairer, au contraire. Et je ne vais pas entrer ici dans un débat sans fin qui fait toujours l’objet de positions passionnées entre partisans et détracteurs.
Comme beaucoup de mes collègues, j’ai cherché d’autres méthodes : la notation par lettres A, B, C, D et E, qui se virent rapidement complétées par des + et des -, les couleurs, … pour revenir à la notation sur 20 ou 10 dont le caractère rigoureux semblait refléter l’équité. C’était vrai pour la plupart des travaux de Français et d’Histoire-Géographie. Seule la rédaction posait le problème d’une évaluation objective difficile à mettre en place. La part d’appréciation personnelle d’un professeur se mesurait à la correction de l’épreuve d’expression écrite du brevet où des écarts difficiles à justifier étaient souvent constatés. Cependant, je n’en démords pas : l’évaluation qui se limite à constater « acquis », « en cours d’acquisition » ou « non acquis », assortie de « conseils de remédiation », c’est un peu une tarte à la crème qui mobilise faiblement un élève sur les efforts qu’il doit fournir. Surtout s’il n’y a pas à côté des éléments palpables qui justifient le constat. J’en ai fait l’expérience en fin de carrière.
Toute peine mérite salaire.
Evidemment, une évaluation décevante fait toujours mal. Le débat sur le « pour ou contre les notes, les couleurs, les lettres... » passe à côté du problème si on s’en tient au simple constat affiché par l’évaluation. En effet, que ce soit 5/20, rouge ou NA (non acquis), c'est toujours une déception et pour certains enfants un traumatisme. Les élèves ont une conscience précise de leur niveau de compétence et se comparent quasi automatiquement à leurs copains (ou copines) sans nous attendre. Même sans note, beaucoup de rouge (ou de vert, qu'importe la couleur !), porté sur la copie par l'enseignant, suffit pour que l'élève se fasse une image négative de ses compétences. Mais il faut bien pointer ce qui est incorrect, sinon où serait l’évaluation ? Et rester dans le flou, le non-dit, lorsqu'on évalue le travail d'un élève serait faire preuve d’hypocrisie à son égard car il sait bien, mieux que quiconque, ce qu’il vaut et s’il n’a pas fait les efforts requis. Encore faut-il que le relevé des erreurs soit lui-même rigoureux, ce qui relève de la compétence professionnelle de celui qui corrige. Si un élève signale un oubli, qui peut toujours arriver, le plus important est d’obtenir de lui un comportement « honnête » : soit on ne compte pas la faute, soit on minore la sanction. L’important n’est-il pas qu’il corrige son erreur ?
Corriger et aider en même temps.
Pour moi, un bon prof ne peut pas le laisser seul pour porter ses failles, le réduisant à la confusion ou à la culpabilité. La vérité c’est qu’il faut toujours être bienveillant, porteur d’espoir, il est essentiel de ne pas laisser un élève à sa solitude. La difficulté d'apprendre doit être portée à plusieurs : l'élève, évidemment, l'enseignant, forcément, mais aussi les parents, les camarades, voire l'équipe éducative tout entière. L'enseignant doit accompagner l'élève après une déception, notamment en lui faisant comprendre qu'apprendre et réussir est possible pour lui comme pour chacun de ses camarades de classe. Je risque de me répéter, mais le premier de nos devoirs doit être d'ancrer dans la tête de nos élèves la certitude que tous les apprentissages proposés à l'école sont accessibles à tous, que chacun a suffisamment de « neurones » pour y parvenir. Humilier un élève sur ses résultats, cela m’est arrivé de le faire en début de carrière, n’est pas le meilleur moyen de le motiver ou de lui donner un espoir, de lui donner l’estime de soi dont il a besoin.
Ce qui implique d’apprendre aux élèves à réussir, c'est-à-dire de leur apprendre à apprendre, en même temps qu’ils apprennent. L'école est là pour faire en sorte que les élèves en sachent un peu plus chaque jour. Il devient ainsi fondamental de leur faire prendre conscience de leurs progrès. Quand on constate qu'un élève ne sait pas, malgré les situations d'apprentissage utilisées, une possibilité d’amélioration, un chemin, doivent être proposés. Je reste convaincu que « se coltiner » avec la réalité d'un mauvais résultat est le meilleur moyen de faire progresser un élève. Ce qui est inacceptable, ce n'est pas de ne pas réussir, c'est de ne pas savoir comment faire mieux ou, pire encore, c'est de ne pas en avoir l'occasion.
La note c’était la récompense d’un travail. Il existe toutes sortes de travaux et d’exercices qui conduisent à des évaluations adaptées. Du contrôle de conjugaison sur demi-feuille, noté sur six items, à la dictée et son barème établi en fonction de la gravité des fautes commises, en passant par le contrôle de grammaire et son évaluation très systématique (bon : 1 point, faux : 0) … les notes s’empilent dans le carnet du prof. Pour ces exercices, la remédiation s’avère simple et généralement la correction collective permet d’apporter les réponses. Ces notes doivent évidemment être hiérarchisées avant de produire une « moyenne » qui soit représentative à la fois d’un niveau et de l’assiduité d’un travail.
L’évaluation de l’expression écrite (ou rédaction, ou composition française).
Au cours de ma carrière, c’est l’exercice d’expression écrite qui s’est toujours révélé le plus difficile à évaluer. C’est donc sur la notation des rédactions que mes efforts ont porté. Décomposer la note sur plusieurs critères était le chemin à suivre, mais lesquels ? Mon dispositif a donc évolué lentement. De la note globale qui tenait compte sans que ce soit identifiable du nombre de fautes d’orthographe et de conjugaison, des incorrections de syntaxe ou des impropriétés de vocabulaire, de la qualité du développement à partir –il faut bien l’admettre- d’une impression générale, je suis passé à une notation en deux parties : 12 points pour le développement du sujet et le nombre des idées et leur articulation, 8 points pour la forme, la qualité de la langue. C’était un progrès. Mais c’était loin d’être totalement satisfaisant. Notamment, j’avais la plus grande difficulté à obtenir une correction utile des devoirs, au-delà de l’orthographe ou de la conjugaison. Or, l’écriture c’est comme le reste : « vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage, polissez-le sans cesse et le repolissez… ». Comment obtenir que des passages soient « reconstruits » s’il n’y avait pas de gratification au bout ? J’ai lu de nombreux ouvrages sur l’évaluation, peu m’ont apporté des solutions praticables. Puis j’ai finalement découvert une grille d’évaluation pour les dissertations du second cycle dont je me suis inspiré en la simplifiant. C’était en 1991 ! Je l’adaptai à chaque devoir et les élèves eurent alors une connaissance plus claire des lacunes de leurs devoirs et des efforts à fournir pour y remédier, d’autant plus que toute peine méritant salaire, j’avais créé un bonus de points pour la qualité de la correction. Evidemment, les notes ne furent plus du tout subjectives –ou beaucoup moins- et il était possible d’améliorer le « score » d’un devoir.
Résultat : je fus taxé d’être trop laxiste par des collègues qui me trouvaient trop généreux, alors que mes notes étaient le reflet de réels efforts fournis par les élèves. Mon ancienneté et mon expérience me permettaient d’être au-dessus de ces critiques. J’aurais volontiers partagé ma technique, mais devant le travail d’analyse et d’inventaire qu’elle nécessitait, elle repoussait plus qu’elle ne séduisait. C’est vrai qu’au début de sa mise en place, je mis plus de temps à corriger les séries de copies, beaucoup plus de temps. Puis, avec la pratique répétée, cela devint supportable. Pourtant, rien ne remplace la satisfaction de voir les progrès se dessiner petit à petit, de constater que la rédaction perdait son statut de devoir pas comme les autres avec abonnement à la même note toute l’année.
La pédagogie est recherche permanente, toujours un effort personnel. Elle n’offre pas d’autre récompense qu’un peu de bonheur de prof. C’est déjà beaucoup !
L’inspection.
S’il y a bien quelque chose à revoir dans l’Education nationale, c’est l’inspection. Ce que j’ai vécu relève du folklore, sans exagérer. Voir dans une visite tous les dix ans, un contrôle du travail du professeur relève de la galéjade. Sur quatre inspections que j’ai « subies » au cours de ma carrière, deux l’ont été à l’ancienne, la visite surprise, et deux autres sont intervenues selon des modalités mises en place après 1968, me semble-t-il. C’était le même type de visite, mais on était prévenu quinze jours avant. Ce qui donnait le temps de préparer la « réception ». Le gag, c’est que pour ma troisième inspection, au début des années 80, elle a dû être reportée à deux reprises à cause des intempéries. Cette année-là, de graves inondations avaient été provoquées par la Loire, et la Maine coupait littéralement la ville d’Angers en deux, occasionnant des difficultés de circulation.
Le jour de l’inspection c’est « dimanche » !
Le jour de l’inspection, c’est « dimanche », inutile de vous le dire, en référence à l’époque où ce jour-là on mettait ses beaux habits. C’était la même chose pour la leçon à délivrer devant l’inspecteur. En général, il s’agissait d’une heure consacrée à l’étude d’un texte. Quand on est prévenu, celui-ci est soigneusement choisi et préparé. Mon expérience des inspections recoupe largement ce que raconte Philippe Delerm dans son roman « Le Portique ». Un « touriste » vient passer une heure au fond de la classe. Tout juste s’intéresse-t-il au cours qu’avec brio vous menez avec des élèves d’autant plus motivés qu’ils vous aiment bien. Il épluche consciencieusement le cahier de textes dans lequel on doit consigner au quotidien, par discipline, le contenu des leçons résumé succinctement. Il vous regarde œuvrer et vous fait ensuite un bilan de ce qu’il a observé. Ce sont en général des remarques très académiques, sauf s’il a une marotte. Et puis il y a le « procureur » qui vous juge au regard des nouvelles instructions qui recommandent le travail en « séquences » et que, évidemment, vous n’appliquez guère. Je me reconnais bien dans le prof décrit par Philippe Delerm, « Sébastien », qui n’est autre que lui-même, et je vous livre quelques passages de l’inspection qu’il « subit », le mot n’est pas trop fort. Les élèves à qui « il avait demandé un effort de participation le-jour-où-l’Inspecteur-serait-là » jouent le jeu. On fait tous cela. « Ce dernier (l’Inspecteur) s’était installé à côté de Romain Boutel, au dernier rang ». C’est curieux cette manie qu’ils ont à toujours s’installer au dernier rang. Le romancier précise : « Au début de sa carrière, Sébastien avait été visité par deux inspecteurs du type humaniste-conciliant, répercutant les directives ministérielles avec ce je-ne-sais-quoi de lassitude bienveillante qui ne laissait guère planer de doute quant à leurs convictions profondes. Mais cette fois, le personnage était à l’évidence tout différent. Une quarantaine d’années à peine, petites lunettes, le corps sec, poignée de main furtive, il devait professer au plus étroit les dogmes du nouveau catéchisme pédagogique… ». Une description parfaite du technocrate qui peut-être n’a jamais enseigné, ou il y a si longtemps…. Au moins s’intéresse-t-il au cours qui est fait devant lui, penserait-on : observation de l’intérêt des élèves, la qualité de leur expression, la richesse de leurs réflexions… Mais non, comme souvent, l’auteur note plus loin : « Mais ce dernier (l’inspecteur) n’écoutait plus. Il tournait méticuleusement les pages du cahier de textes de la sixième B. » C’est criant de vérité. Evidemment, même si l’explication de texte s’est très bien passée avec des élèves qui ont fait leur maximum, dans de telles conditions, rien n’y fera. Et effectivement, la suite nous décrit un entretien qui tourne au vinaigre. Et on est plongé dans l’univers de l’Education nationale, d’une manière on ne peut plus réaliste. L’Inspecteur commence son propos : « J’ai vu que vous aviez eu dans le passé de très honorables rapports d’inspection. Un passé assez lointain, à vrai dire, puisque le dernier remonte à plus de dix ans. » Sauf accident, en effet, c’est le rythme moyen des inspections dans une carrière. Puis on en vient au fait : « Il semble à la lecture des différents cahiers de textes de vos classes, que vous ne pratiquiez guère le travail en séquences désormais requis au collège… » Ce qui va permettre à « Sébastien » de se justifier, ou de s’enfoncer, c’est selon : « Je ne me suis jamais fait d’illusion sur la raison d’être de ces séquences Monsieur l’Inspecteur… Il n’y a rien de plus ennuyeux pour un élève que de rester englué plusieurs semaines sur le même thème, et d’y mélanger artificiellement l’écriture, la grammaire, la lecture et l’orthographe ». La critique des instructions officielles est d’autant plus pertinente, que comme beaucoup d’autres enseignants, je faisais comme « Sébastien ». Les séquences apparaissaient bien dans mes cahiers de textes, mais c’était du camouflage pour un fonctionnement que l’inspecteur du roman aurait qualifié « d’archaïque ». Comme le personnage de Delerm l’avoue, il avait essayé de pratiquer les fameuses séquences mais s’était aperçu que ça ne marchait pas. J’avais moi aussi fait le même constat, et en avais tiré la même conclusion. D’ailleurs l’inspecteur qu’il décrit, qui se comporte comme dans la réalité, n’est pas exempt de reproches : il aurait dû éplucher les cahiers de textes en dehors du cours et s’intéresser à la manière de mener l’explication du texte et à son contenu. Dans ce cas, si vous essayez de vous défendre et de vous justifier, vous serez « massacré » : comment peut-on mettre en doute les théories des docteurs de la pédagogie ? On était à la fin des années 90. Philippe Delerm s’est sans doute vengé en écrivant « Le Portique » (1999). Il n’avait pas grand-chose à perdre. « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » publiée en 1997 avait lancé sa carrière d’écrivain. Il a d’ailleurs par la suite quitté l’enseignement (en 2007) pour s’y consacrer pleinement.
Dernière inspection avant « fermeture ».
J’ai évoqué dans un chapitre précédent l’une des inspections du début de ma carrière et la relativité de l’interprétation des « instructions officielles ». Je n’y reviens pas. Il se trouve que j’ai été, moi aussi inspecté à la même époque que Philip Delerm, en 1998, à un moment où j’avais entamé une « fin d’activité progressive », un mi-temps, un dispositif mis en place pour faciliter le recrutement de jeunes enseignants. Mais, pour cette dernière visite de ma carrière, j’ai eu plus de chance : je suis tombé sur un personnage sympathique qui, visiblement, n’avait pas fait des fameuses « séquences » l’alpha et l’oméga de la pédagogie, et l’inspecteur s’était vraiment intéressé à mon cours.
Quand je relis mes « rapports », aucune des quatre inspections au cours de mes quarante années de carrière ne m’a apporté un quelconque conseil utile à mon enseignement. En un mot, le seul intérêt de l’inspection, c’est la notation : l’inspecteur va-t-il apporter le point ou le ½ point nécessaire à mon avancement ? Encore que cela dépende grandement de la situation. Quand on est au 4ème échelon « classe exceptionnelle » et qu’il n’en reste plus qu’un à gravir, mais inaccessible avant la retraite, la marge de sanction que la note pourrait infliger se réduit comme « peau de chagrin ».
D’ailleurs, je ne me fais aucune illusion sur la justification réelle des notes que j’ai obtenues de mes inspections : je ne crois pas qu’elles aient été seulement le résultat de la leçon effectuée devant le visiteur. Trop court pour se faire une idée approfondie d’un travail. L’inspecteur découvre au mieux un « échantillon » de savoir-faire. Une fois, d’ailleurs, l’exercice se déroula avec une classe très modeste à un moment où nous expérimentions les classes de niveau, car je ne répugnais pas à prendre les élèves en difficulté. Mais quel calvaire un jour comme celui-là. Les enfants, intimidés, s’étaient murés dans un silence dont il s’avéra compliqué de les faire sortir. Je pensais pourtant les avoir « préparés ». L’inspecteur ne laissa rien paraître et ne m’en tint pas rigueur mais il dut toucher du doigt, pour une fois, ce que pouvait être la réalité quotidienne d’un enseignant dans un collège de ZUP, bien différente de celle de « l’Ecole alsacienne » de Paris ! Alors, si j’ai pu avoir des notes qui m’ont permis de passer tous les échelons au grand choix, ce qui est appréciable, c’est forcément dû à autre chose. L’hypothèse la plus plausible, c’est le rôle joué par le Principal qui devait faire savoir à l’inspecteur quel type d’enseignant il allait trouver. Et comme, j’étais très assidu et moteur dans nombre de projets de mon établissement, j’avais 20 en note administrative. D’ailleurs, s’il y a une personne bien placée pour renseigner l’inspecteur, c’est bien le chef d’établissement qui peut mesurer au quotidien la ponctualité, l’impact sur les élèves et le sérieux du travail dont le relevé des notes sur les bulletins rend compte.
Pourquoi pas un contrôle continu…
Au-delà, ce que veut nous montrer Philippe Delerm, c’est l’éternel débat entre l’enseignant timoré qui s’en tiendrait aux textes officiels et aux circulaires et le pédagogue créatif qui a à cœur de sortir les élèves de leur gangue. La vérité est probablement comme toujours entre les deux. On peut quand même rêver d’un autre type de contrôle du travail effectué en classe. La pire épreuve pour un prof c’est quand l’Inspecteur lui-même fait l’objet d’une inspection d’un Inspecteur général. Du beau linge au fond de la classe… Qu’on est loin du chapitre précédent. Encore que côté théâtre, on ne serait pas loin de Courteline…