« Mais si, Monsieur je la savais encore hier soir, je l’ai récitée à mon frère, seulement c’était de la poésie hier soir, mais vous ce matin, c’est une récitation que vous attendez et moi ça me constipe cette embuscade »
Chagrin d’école - Daniel Pennac
De la pédagogie.
Je me dois de revenir sur le choix du métier d’enseignant : alors que l’actualité nous porte, comme je le remarquai dans le chapitre précédent à entendre plutôt « je ne suis pas fait pour ça ! », en ce qui me concerne, « j’ai aimé ça ! ». Comme Daniel Pennac l’explique très bien dans son livre « Chagrin d’école », il convient de mettre un contenu à ce « ça ». Est-ce que j’étais fait pour « ça » ? Enseigner c’est se retrouver devant une classe, se confronter à des élèves tous différents, avec un but ou une mission, comme on voudra : faire en sorte qu’ils apprennent un savoir. Mais le « ça » va de pair avec d’autres paramètres qui viennent compliquer la tâche : l’éducation bonne ou mauvaise des uns, les handicaps culturels des autres, la concurrence des autres sources de savoir qui n’a fait que prospérer au cours de ma carrière. Heureusement, il y a les méthodes pour faire face. Certains s’y réfugient constamment pour être mieux armés mais on découvre rapidement qu’elles ont leurs limites puisque tous les enfants ne réussissent pas de la même façon.
Y-a-t-il encore des profs heureux ?
Je me demandais encore récemment s’il était possible de trouver son bonheur de prof dans les classes actuelles. En lisant « Petite Poucette » de Michel Serres, je me suis surpris encore à imaginer les stratégies d’apprentissage que je mettrais en œuvre si j’étais encore en activité, pour utiliser cette source de savoir immense qu’offre internet, mobilisant l’intérêt des élèves pour les écrans, à discerner le vrai du faux, l’utile et l’accessoire … Quelle chance pour les profs d’aujourd’hui ! Quelle opportunité pour mettre enfin en place des exercices adaptés à chaque personnalité ! La gestion mentale plus internet est peut-être le chemin efficace vers la réussite pour tous. Et ce que je lis actuellement sur la « neuro-éducation » me fait sourire. Je n’avais pas attendu les progrès de l’imagerie fonctionnelle pour m’apercevoir que le stress et l’anxiété étaient des freins pour les processus de mémorisation et qu’au contraire, les émotions positives, l’humour et le jeu facilitaient les apprentissages. A condition de ne pas oublier que l’effort reste indispensable.
Le naufrage de l’Education nationale est suffisamment évoqué et mesuré, les témoignages de ce que vivent les enseignants dans les établissements des « zones sensibles » suffisamment nombreux et évocateurs des difficultés qu’ils rencontrent, que je pensais ce métier voué désormais au supplice. Les livres qui paraissent me rassurent. Certes, le passage d’une ministre idéologue a pu contribuer à accentuer les ravages du pédagogisme et de la théorie égalitariste. Certes, la machine de la rue de Grenelle est une machine à broyer les élèves, certains élèves, et même les enseignants. Oui, elle peut être la « Fabrique du crétin » rôle que lui assignait naguère Jean-Paul Brighelli. Mais voilà, on ne peut empêcher le génie pédagogique de se manifester. Génie qu’on retrouve dans le témoignage lumineux de Bernard Ravet, ce principal de collège marseillais qui se décrit comme un pédagogue « off-shore », un directeur d’ONG ou encore un « Imam de la République ». Génie dont témoigne Isabelle Dignocourt qui ne craint pas de se mettre en marge des directives officielles, de les détourner et de les contourner pour conserver l’efficacité de son enseignement. C’est encore Sophie Mazet qui enseigne dans la banlieue parisienne, en zone « sensible » et qui publie les « Joies du métier » pour dire son bonheur d’enseigner dans son lycée. Comme quoi, les « bonheurs de prof » sont toujours possibles. Au fond, ils font ce que j’ai fait moi-même. L’administration le sait probablement mais préfère se réfugier dans le déni : une fois la porte de la classe refermée, le prof est et reste le seul maître à bord. Le pédagogue est celui qui sait en profiter pour le plus grand bénéfice des élèves. Circulaires et directives n’y changent rien et sont soumises alors à son libre arbitre.
L’art et la technique...
Il existe des techniques pédagogiques, c’est certain. Elles peuvent et doivent s’apprendre. Je devrais plutôt parler de « techniques d’apprentissage » : tout le monde comprend qu’il s’agit des procédures progressives utilisées pour aborder telle ou telle notion. Il existe des théories pédagogiques qui ont donné naissance à des écoles particulières comme Montessori ou Freinet. Mais pendant très longtemps, l’Education nationale, qui a en charge un enseignement de masse, s’est contentée de circulaires indiquant les programmes et du réseau des inspecteurs départementaux pour diffuser les méthodes d’enseignement, à l’occasion soit de l’ennuyeuse « conférence pédagogique annuelle », soit de l’inspection en classe. Autrement dit la pédagogie, c’était plutôt la débrouille personnelle. Même après avoir été formé à l’Ecole Normale !
Débutant ou chevronné, le prof n’a jamais été démuni : il existe depuis toujours des supports pédagogiques dans lesquels le travail de préparation est mâché. Il y avait la revue du syndicat des instituteurs (SNI) intitulée fièrement « l’Ecole libératrice » qui contenait des fiches techniques très bien faites, des leçons déjà préparées qu’on pouvait réutiliser presque sans modification autre qu’une appropriation ; je repense aussi à l’excellente revue «l’Ecole des lettres » éditée par les Editions de l’Ecole, l’Ecole des Loisirs, qui m’a accompagnée tout au long de ma carrière et dont le contenu abordait tous les aspects de l’enseignement du Français dans le 1er cycle : études d’oeuvres complètes, leçons de grammaire, textes expliqués, propositions de texte pour l’orthographe… avec des numéros spéciaux d’approfondissement des savoirs destinés à l’enseignant, faisant le point sur des grands sujets comme « l’évaluation », « l’apprentissage de l’orthographe » ou « le roman ». Et, de même, toutes les grandes maisons d’édition d’ouvrages scolaires proposaient leurs outils pédagogiques.
... Mais ce ne sont que des outils.
Je pense depuis longtemps, expérience à l’appui, que si la pédagogie s’apprend, à travers quelques indispensables connaissances en psychologie et techniques pour faire la classe, si elle peut s’appuyer sur des outils préfabriqués, elle s’invente aussi à chaque instant de la vie d’un enseignant face à sa classe et aux situations, parfois inattendues, auxquelles il doit faire face. Combien de fois me suis-je surpris à réagir d’une manière que j’étais loin d’avoir prévue dans le déroulement de mon cours. Toutes ces fiches toutes faites ne sont que de la matière première qu’il faut raffiner, adapter, édulcorer ou approfondir… selon le contexte. Voilà pourquoi, la pédagogie confine à l’art, l’art d’enseigner.
La principale condition, fon-da-men-ta-le, pour enseigner, c’est d’aimer se trouver au milieu des enfants. Si on n’aime pas être avec les enfants, jeunes ou ados, inutile d’entrer en classe : c’est la première chose qu’ils repèrent dans un prof ! L’amour, le mot est lâché. C’est lui qui permet de s’adapter à toutes les situations, de trouver des chemins pédagogiques sans y avoir été préparé, de prendre en compte les élèves qui sont là sans avoir vraiment envie d’y être. Les recettes pédagogiques ne prennent pas en compte le cas du cancre qui est persuadé qu’il n’est pas fait pour être là. L’amour, si.
Alors seulement, la pédagogie peut commencer. Elle est protéiforme, adaptation permanente. Elle repose sur une vérité incontournable que je tenais de mon prof de philo : « L’étonnement, c’est le début de l’intelligence ». Un bon prof, c’est celui qui déclenche l’étonnement à chaque instant. Aussi préparer un cours doit-il toujours commencer par : « Comment vais-je les étonner ? ». Cette question, on finit par l’oublier, remplacée par quelques automatismes, à condition de ne pas en faire une routine. Car la pédagogie est innovation permanente au risque de susciter rapidement l’ennui. Vous en découvrirez de multiples aspects dans les pages et chapitres qui suivent. Un bon prof, selon moi, c’est celui qui suit son intuition, qui est capable de s’écarter de sa préparation au profit d’une inspiration subite générée par une situation de classe ou la réflexion d’un élève. Le droit de suite, qu’un inspecteur passant par là aurait certainement réprouvé !
Pédagogie et liberté.
Ce qui est certain, c’est que la pédagogie ne se dicte pas à coups de circulaires administratives et « d’ukases » (ordres impératifs) ministériels. La « pédagogie officielle », s’il fallait en tenir compte au moins le jour de l’inspection, le reste du temps, et bienheureusement, le prof est seul maitre à bord dans sa classe, une fois la porte refermée. D’ailleurs un inspecteur, une fois au début de ma carrière, en a fait les frais. Je lui avais livré un cours sur mesure respectant à la lettre les « directives » et je m’étais retrouvé avec un rapport prenant le contre-pied systématique de ma leçon, avec une note pédagogique, pour le moins désagréable. Quand on sait quel rôle celle-ci joue dans l’avancement d’échelon, furieux, je me payai le culot de publier son rapport dans une revue syndicale avec en parallèle les paragraphes de la circulaire officielle bafouée (Je n’ai malheureusement plus l’article). Il revint m’inspecter l’année suivante… pour faire la paix. Pour tout dire, je n’étais pas très satisfait de cette leçon trop apprêtée et contrainte dans sa forme par le respect des directives. L’inspecteur avait un peu raison, ce qui prouve que les circulaires sont faites pour ne pas être respectées. C’est que la pédagogie a besoin de liberté, elle est avant tout « liberté » ! C’est la conclusion que j’en ai tirée pour le reste de ma carrière et je n’en étais encore qu’au début.
Par-dessus tout, la pédagogie a besoin de liberté. J’ai eu la chance d’enseigner dans un collège dont le chef d’établissement permettait pratiquement toutes les initiatives pédagogiques. Qu’on fiche la paix aux enseignants avec les circulaires et la volonté de faire marcher tout le monde du même pas. C’est en arrivant à Angers que ma mue a eu lieu. Du prof ordinaire au pédagogue décoiffant, je me suis épanoui, et je pense, mes classes en même temps que moi. Combien de fois suis-je sorti de ma préparation du cours pour suivre un cheminement autre parce qu’il fallait expliquer et dénouer un point de résistance dans la compréhension des élèves ! Cela n’est possible qu’une fois l’expérience acquise et son cours connu sur le bout des doigts. Combien de fois, avec mes collègues, nous sommes-nous affranchis des textes officiels, pour préparer un voyage avec un thème pluridisciplinaire, l’exploiter au retour en classe et en « extra » à travers le montage d’un spectacle, pour lequel on ne compte pas les heures passées. Vous en trouverez de nombreux exemples dans les chapitres suivants… Nous avions nos « itinéraires de découvertes », adaptés à nos élèves, en fonction de ce que nous savions de leur appétence. De l’artisanat bien plus productif que les « itinéraires de découvertes » initiés par Jack Lang, ces usines à fabriquer de l’interdisciplinaire où tout le monde devait marcher au pas.
Oui, j’ai aimé enseigner.
Quel autre métier donne autant de liberté pour s’organiser et de temps hebdomadaire disponible à meubler en fonction de ses préférences ? J’entendais dire que j’avais beaucoup de chance de le pratiquer parce qu’ainsi j’avais beaucoup de vacances. Je ne vais pas nier ce qui était une réalité et un de ses agréments, bien que je profitasse souvent de mes congés pour refaire des préparations de cours, pour confectionner des documents d’accompagnement, tels les transparents pour rétroprojecteur qui nécessitaient un long travail minutieux et précis, pour améliorer ma documentation, par exemple en diapositives personnelles que je réalisais dès que j’en avais l’opportunité, ou pour bricoler des maquettes de « types de relief » qui me serviraient en géo. Même en vacances, le prof reste un prof. Si j’avais fait le décompte, les 39 heures auraient été allégrement dépassées. En cela, je sais que je n’ai pas été un cas isolé. Rien ne m’agaçait plus que cette réflexion de certains collègues, rentrant de congés et proférant dans la salle des professeurs cette sentence :« vivement les prochaines vacances !». Ce n’était malheureusement pas qu’une boutade. Pour moi qui me régalais d’avance à l’idée de retrouver les élèves et ma classe, qui à la rentrée de septembre, passais au collège trois ou quatre jours en avance pour préparer mon matériel et récupérer mon état de service de l’année, c’était incompréhensible ! Je me gardais bien de les juger, mais je n’en pensais pas moins. Vous allez dire que j’en fais un peu trop. Eh bien non. Il se trouve que ma femme n’était pas enseignante et qu’elle avait des semaines de quarante heures, voire plus, parce qu’elle était cadre dans une grande entreprise : de quoi relativiser sur le temps contraint passé sur le lieu de travail ! Sans parler des congés-payés… !
La vocation…
Parfois, on parle de l’enseignement comme d’un métier pour lequel il faut avoir la vocation. C’est un peu exagéré. Cependant, je suis persuadé, et j’écris ceci après mûre réflexion, que la pédagogie, on l’a en soi … ou pas ! Quand c’est le cas, elle habite toute la personne. Le problème, c’est qu’on ne le sait pas forcément au départ. Il ne suffit pas d’être compétent dans sa discipline pour enseigner. Il faut « être ». La pédagogie commence avec la manière de s’habiller, d’exercer son autorité, de se déplacer en classe, et se prolonge avec les inflexions de la voix, la gestuelle, l’humour (indispensable). Elle est l’art d’entendre… ou pas, l’insulte d’un élève. Elle se fait « rituel » pour mieux y déroger. Elle se fait silence pour mieux l’imposer, rictus ou grimace à l’appui. Elle se fait parfois « comédie » pour « la mise en scène » d’une notion. Peu importe les « méthodes pédagogiques » d’apprentissage, ce qui compte c’est le « pédagogue ». Un être imprégné au point que, quoi qu’il fasse, même dans sa vie privée, la « pédagogie » n’est pas loin. C’est la photo d’un type de relief qui se mêle à celle des vacances. C’est le choix d’un livre de lecture qui pourrait ensuite être étudié avec les élèves. C’est une destination familiale qui se révèle être un repérage pour un futur voyage avec une classe… Et si je vous demande de puiser dans vos souvenirs scolaires quel enseignant vous a laissé un bon souvenir, je suis prêt à parier qu’il s’agissait d’un « pédagogue ». Alors oui, dans la formation des enseignants pour en faire des pédagogues, il y a des « ficelles du métier » à connaître, mais aussi des techniques d’animation comme la « dynamique de groupe », et des « savoir être » qui s’appuient sur des connaissances de psychologie comportementale, méthode « Gordon » ou « analyse transactionnelle ». Avoir fait un peu de théâtre ne nuit pas non plus.
Autodidacte.
Je ne sais pas si j’ai été un fin pédagogue. J’ai surtout été un autodidacte en pédagogie, comme beaucoup de mes collègues qui aimaient leur métier. La formation initiale que j’ai reçue à l’Ecole Normale, hors les cours théoriques sur Montessori, Freinet et autre Piaget, ne m’a pas été d’une grande utilité lorsque du jour au lendemain, je me suis retrouvé derrière le bureau au lieu d’être devant à le regarder de face. Les quelques stages en classes d’application ont toutefois permis d’apprivoiser le métier. Par contre, comme tous les élèves, j’ai été marqué par quelques-uns de mes enseignants. C’est ainsi que j’ai repris la coutume d’un de mes maitres de 4ème qui donnait en punition des verbes qui commençaient toujours par « faire l’effort nécessaire… », expression suivie par une longue phrase stigmatisant le délit, formulée si possible avec ironie ou humour. Un exemple : « faire l’effort nécessaire pour éviter de se prendre pour une trompe marine », imposé à un élève surpris à bramer dans les couloirs, à conjuguer à toutes les personnes, en lettres calligraphiées, aux temps indiqués par le verdict, jamais moins de quatre. J’ai traîné avec moi cette sanction pendant de nombreuses années, car, il faut bien le dire, elle était efficace. Au-delà de l’anecdote, j’avais eu, à l’Ecole Normale, un professeur d’Histoire Géographie dont j’aimais la façon d’enseigner et le comportement avec chacun de ses élèves, empreint de ferme bonté et de tolérance. Un vrai humaniste. Je me suis efforcé de l’imiter, ce qui me valut d’ailleurs un surnom : « Papa Houlle ». Cela n’empêchait pas certains de mes élèves de me considérer comme un « tortionnaire » bien que je n’aie jamais torturé personne. On ne plait jamais à tout le monde et la mansuétude n’exclut pas la sévérité. Quand je refais mon parcours, je m’aperçois que j’ai été plusieurs profs successifs. J’ai d’abord été celui qui transformait son cours en étalage des connaissances encore trop fraîchement acquises, tour à tour passionnant et ennuyeux, probablement. Il n’y avait guère de place pour l’échange avec les élèves. C’était l’époque où l’on écrivait encore beaucoup sur le tableau noir et les élèves passaient leur temps à recopier l’essentiel du cours sur leur cahier, notamment en Histoire-géo. Puis il y eut l’expérience de la coopération et l’enseignement à des élèves qui comprenaient le Français mais parlaient une autre langue : l’arabe dialectal. Cela oblige à d’autres stratégies qui faisaient appel à l’image, soit par l’intermédiaire du tableau de feutre, soit à partir de diapositives… et au son, avec le magnétophone et des dialogues enregistrés. Une nouvelle façon d’enseigner où il fallait faire pratiquer la langue en classe : du Français « langue étrangère ». J’ai découvert les fameux exercices structuraux et une autre approche de la grammaire du langage, oral et écrit. Riche de cette nouvelle expérience, de retour dans l’hexagone, les contenus à enseigner en Français avaient évolué dans le même sens, ce qui me mettait un peu plus à l’aise que mes collègues qui devaient s’adapter eux aussi. Le cadre expérimental de mon nouvel établissement facilita l’évolution de ma pédagogie. Elle était fondée sur l’enthousiasme, un enthousiasme communicatif qui motivait les élèves et entrainait les collègues. Il faut dire que les classes d’alors contenaient suffisamment d’élèves de bon niveau pour que ça marche. C’est à Jean Vilar, à Angers, que j’ai probablement atteint ma maturité pédagogique. J’avais une dizaine d’années d’enseignement derrière moi. J’étais dans un établissement qui permettait toutes les expérimentations.
La pédagogie peut venir en enseignant.
Alors pourquoi ne recrute-t-on pas que des « pédagogues » ? C’est qu’en général, on ne sait pas qu’on l’est avant d’avoir pratiqué l’enseignement. J’étais certainement un piètre pédagogue au début de ma carrière, confondant autoritarisme et autorité, savoir débité et savoir acquis. C’était l’enseignement péremptoire : il suffisait de dire pour que ce soit su. Du moins le croyait-on. Et ça marchait malgré tout. Avec une telle pédagogie, on laissait peut-être quelques élèves sur le bord du chemin.
Mais pour celui qui aime enseigner, comme l’appétit qui vient en mangeant, la pédagogie vient en enseignant. Voilà pourquoi il y a tant de profs qui manquent cruellement de pédagogie. Ils sont les premiers à en souffrir en général, surtout quand, brillants, ils n’arrivent pas à « toucher » leurs élèves. Cela dit, on peut certainement gagner du temps. Le partage d’expérience serait certainement très utile. Il était peu pratiqué dans un métier où le travail d’équipe restait l’exception. On pourrait aussi faire intervenir des profs du terrain, triés sur le volet et réputés pour leur pratique, dans les écoles de formation. Je l’ai fait une fois à l’IUFM, avec un certain succès : à la fin de mon intervention, j’étais entouré des étudiants qui me confiaient : « Mais on ne nous a jamais dit tout ça ! C’était passionnant ! » … Le contenu n’a pas dû plaire aux instances, parce qu’on ne m’a plus jamais demandé de revenir. Pourtant, je ne m’étais contenté que de faire part de quelques-unes de mes façons de procéder, du vécu, pas de la théorie. J’avais surtout peut-être eu l’idée malencontreuse d’affirmer qu’une fois la porte de la classe refermée, le prof se retrouve « seul maître à bord… ».
Détour par La Garanderie.
La découverte des travaux de La Garanderie sur l’apprentissage de la connaissance, m’ont été aussi d’une grande utilité. Imaginerait-on de demander à un enfant de jouer du violon sans lui montrer comment il doit poser ses doigts sur les cordes ou tenir l’archet ? Et quand on achète un appareil, il est conseillé de lire le mode d’emploi, non ? C’est en lisant La Garanderie que j’ai compris que notre cerveau avait aussi un mode d’emploi et que ma tâche était de le faire découvrir à mes élèves, surtout à ceux qui étaient en situation d’échec : là s’en trouvait certainement la cause. Il y avait longtemps que je m’étais aperçu que le cerveau n’était pas « une page blanche » qu’il suffisait de « remplir de bon savoir ». Sur chaque notion, on a tous une représentation mentale spontanée, vraie ou fausse. Le plus souvent fausse avant d’avoir étudié. Apprendre, c’est donc percuter une idée fausse pour la remplacer par ce qui est vrai. C’est là que la « gestion mentale » prend toute son importance. J’ajoutai donc la « gestion mentale » à la panoplie de mes outils pédagogiques. Avec un certain succès. Sans entrer dans le détail, la « gestion mentale » distingue deux types de fonctionnement du cerveau entre visuel et auditif, et propose des méthodes de « codage » pour le faire fonctionner correctement et obtenir les « images mentales » correspondant au projet, au but poursuivi : par exemple mémoriser une carte, apprendre un texte … On n’imagine pas un ordinateur fonctionner sans programmation ; toute proportion gardée, il en est un peu de même de notre cerveau. Chaque exercice nécessite une programmation pour le réussir. Certains élèves y arrivent intuitivement, d’autres ont besoin qu’on les mette sur le chemin. « Evoquer » c’est « être apte » ! Il faut donc apprendre la « réalisation mentale » –l’évocation- qui correspond à des « gestes » bien précis, mentalement parlant. En fait des moyens simples pour les conduire à être « intelligents », c’est-à-dire savoir se servir de leur cerveau. C’est ainsi que j’ai accompagné mes cours d’histoire des « questions pour apprendre ». C’est là que j’ai compris que le « cancre » n’existe pas. Ce sont des élèves que l’on abandonne sans leur donner le mode d’emploi, voilà tout. Daniel Pennac qui a connu ce statut l’explicite très bien dans son livre « Chagrin d’école ». Mais un prof a rarement été un « cancre », il a donc du mal à imaginer ce que c’est que de se retrouver dans cet état d’incapacité à comprendre. Tout au moins dans la matière qu’il enseigne et qui lui est devenue si familière que le savoir qu’elle contient lui paraît évident. Aussi, le prof doit toujours avoir à l’esprit que la mise en place d’activités en classe ne peut pas faire l’impasse sur les différentes activités mentales réelles mises en jeu par l’élève pour atteindre les objectifs d’apprentissage qu’il se propose d’atteindre.
Mais, tout bon pédagogue soit-on, il faut veiller constamment à ne pas sombrer dans la routine. Par son côté répétitif, l’enseignement y est prédisposé surtout si on se complait, d’un an sur l’autre à garder les mêmes niveaux de classes et les mêmes « prep » -péparations de cours-. J’ai vu des collègues devenir spécialistes de la troisième et d’autres se confiner dans les sixièmes… Pour éviter cet écueil, j’avais pour habitude de changer chaque année, surtout en Français : si j’avais une sixième, je m’efforçais de suivre la classe en cinquième, de façon à garder les mêmes élèves deux ans de suite. Et j’utilisais le même cheminement avec le niveau 4ème-3ème. J’y trouvais de multiples avantages : le fait de mieux connaitre les élèves faisait gagner du temps et permettait d’embrayer la seconde année en pleine connaissance du parcours de l’année précédente. Evidemment, si j’avais le choix, je suivais la classe avec laquelle je m’entendais le mieux : le bonheur peut aussi se préparer. Ne pas faire la même classe deux ans de suite oblige à revoir ses préparations et donne de la respiration à son travail. S’il m’arrivait de redonner quelque devoir d’expression écrite, c’était avec un espacement d’au moins deux ou trois ans. Je ne risquais pas d’être confronté à des élèves qui l’auraient déjà fait. Même chose pour les textes étudiés. En règle générale, j’aimais bien varier les plaisirs et partir sur des pistes nouvelles, la seule limite était celle que m’imposaient mes rituels, notamment pour les textes à apprendre en « récitation ». Il y avait des textes que je voulais « incontournables » comme celui de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », que tout Angevin se devait de connaître, à mon sens. Encore aujourd’hui la « douceur angevine » vantée par Du Bellay fait partie intégrante de l’identité de l’Anjou. Ainsi, l’année du Brevet, je faisais apprendre le texte de Victor Hugo : « Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent », tiré « des Châtiments », tellement emblématique de la vertu de l’effort récompensé.
Mozart à la rescousse.
J’avais lu quelque part que, selon une étude, la musique de Mozart rendait intelligent. Ou tout au moins son écoute prédisposait à l’effort intellectuel. Comme j’avais un « discman » muni de mini-enceintes portatives, je pouvais faire écouter de la musique en classe dans d’assez bonnes conditions. La première fois que j’ai expérimenté Mozart en cours, c’était une année où j’avais un cours de Français en sixième heure, de 15H30 à 16H30 après une heure d’éducation physique. Je récupérais les élèves assez excités et j’avais beaucoup de difficultés pour les mettre au travail. Alors j’ai décidé de commencer la leçon par une phase de retour au calme : les élèves assis, bras croisés, devaient écouter la musique et se laisser aller. Je leur ai passé, cette année-là, des extraits de la « petite musique de nuit » et de « la flûte enchantée », pas plus de 10 min à chaque fois. Ce fut magique. Ils ont aimé. La séquence musicale terminée, j’avais une classe concentrée jusqu’à la fin de l’heure avec une leçon exécutée dans les meilleures conditions. Comme quoi, il ne faut pas avoir peur de tenter des expériences. Ce souvenir fait partie de mes petits bonheurs.
Eloge de la bivalence.
J’ai fait toute ma carrière avec une double casquette : prof de français « et » d’histoire-géographie. C’était ma formation, c’était aussi mon statut, celui des PEGC (Professeurs d’Enseignement Général des Collèges). Je persiste à penser que c’était une bonne formule pour l’enseignement dans le 1er cycle du second degré, c’est-à-dire le collège. Le lobby syndical qui voulait l’unification du corps des professeurs, alignée sur le lycée, autour de ceux qu’on appelait les « certifiés » a fini par avoir gain de cause. J’ai eu la chance d’exercer ma bivalence jusqu’à la fin de ma carrière. Les aménagements indiciaires m’ont permis de ne pas demander l’intégration dans le corps des « certifiés » puisque je pouvais atteindre à peu de chose près le même salaire. Ce fut d’ailleurs la question que me posa l’inspecteur qui me rendit visite à trois, quatre ans de la retraite (il avait du temps à perdre). Je lui répondis que je tenais à ma bivalence, c’est-à-dire français/histoire-géographie, qu’elle était confortable pédagogiquement et professionnellement, et surtout que j’aimais bien varier les plaisirs. Mes arguments le laissèrent coi. Il faut dire que le corps auquel j’appartenais, les P.E.G.C. (Professeur d’Enseignement Général de Collège) était en voie d’extinction, tout était fait pour les intégrer dans le corps des « certifiés » monovalents (une seule matière). Je devais donc passer pour un « dinosaure ».
La bivalence, je n’étais pas le seul à l’exercer. Dans les années 70-80, il y avait au collège, pratiquement la moitié de PEGC : lettres-langues, lettres-histoire-géographie, math-sciences, … Ces doubles casquettes permettaient une grande souplesse dans l’emploi du temps en fonction des effectifs des élèves. On pouvait jouer facilement sur les horaires dans chaque matière pour établir une répartition optimale des heures d’enseignements, en adéquation avec les « horaires-classes » à satisfaire. En général, il n’y avait pas de « miettes ». Tous les enseignants avaient un service complet dans l’établissement. C’est facile à comprendre.
On a longtemps glosé sur les compétences des PEGC, qui n’étaient pas des « certifiés », c’est-à-dire en possession d’une « licence ». C’est vrai, dans les années 60, ils ont été nombreux à avoir été intégrés dans le corps, comme anciens instituteurs, au nom du service rendu dans les « cours complémentaires » où ils n’avaient pas démérité. Ils étaient souvent chevronnés et assuraient leur service avec métier et professionnalisme. Ceux qui ont été formés par la suite, comme moi, arrivaient avec le bac et un an de faculté (propédeutique) ou deux quand le DEUG (littéraire) et le DUES (scientifique) furent mis en place. Je prétends, expérience à l’appui, que les compétences acquises en contenu des connaissances dans les matières à enseigner étaient largement suffisantes pour les besoins du premier cycle. Cela avait au moins l’avantage de ne pas mettre trop de distance entre le savoir acquis et le savoir à enseigner.
Enfin, pour l’enseignement du français, la bivalence avec l’histoire-géographie permettait une « respiration ». C’est que l’enseignement de notre langue est générateur de beaucoup de travail. 18h de service hebdomadaire cela supposait au minimum quatre classes réparties sur plusieurs niveaux entre la sixième et la troisième. A l’époque en « cycle d’observation » (6ème-5ème), on avait cinq ou six heures de cours par semaine réparties entre : lecture expliquée, lecture suivie et dirigée, orthographe, grammaire, rédaction, travaux dirigés. Chacun de ces cours demandait une préparation en amont et produisait mécaniquement un paquet de copies à corriger ou un travail pour la semaine suivante qu’il fallait vérifier, ce qui revient au même. Je plains encore mes collègues monovalents qui devaient faire face à cet afflux. L’avantage de l’enseignement partagé avec l’histoire-géographie, au-delà de la variété que cela introduisait à la fois dans le contenu et le rythme, c’est que ce dernier enseignement, une fois les préparations « amorties » au fil des années (un transparent de rétroprojecteur était longtemps réutilisable), générait moins de corrections, excepté peut-être en 3ème, année du BEPC. Un équilibre salutaire ! Inutile de dire que je veillais, chaque année, dans l’attribution des classes, à équilibrer mon temps de service entre mes deux compétences, même si parfois, il me fallut faire quelques sacrifices, en prenant une classe de plus en français.
Aujourd’hui, il n’y a plus que des professeurs certifiés. Avec la diminution des horaires matières (4H en Français) ils doivent prendre en charge 4 ou 5 classes. De quoi devenir chèvre, surtout avec les garnements plus ou moins bien élevés de notre époque. Ils doivent tomber de haut nos « bacs + 5 » ! On s’étonne après que ça ne marche pas….
« Et nous, on devient quoi sans toi ? »…
Cette apostrophe écrite sur une carte postale représentant des chiots dans une caisse, que des élèves me remirent le jour de mon départ définitif du collège, avec au dos cette dédicace parmi d’autres : « … Monsieur Houlle que je remercie pour ces deux années de bonheur en cours de Français… » exprime assez bien le confort pédagogique que j’essayais d’installer dans ma relation avec les élèves, d’autant plus qu’il ne s’agissait pas, en l’occurrence, des plus brillants. J’y vis, à ce moment-là, la traduction d’une émotion que des adolescents peuvent ressentir à l’égard d’une personne qu’ils aimaient bien et qu’ils ne reverraient peut-être plus. La suite m’apprit que c’était une relation bien plus profonde. D’ailleurs l’une des dédicaces mentionnait : « On a toujours eu confiance en vous… ».
J’en ai eu la confirmation chaque fois que je rencontrais d’anciens élèves qui me délivraient des témoignages touchants, pour qui j’avais été « leur meilleur prof » ou qui me remerciaient pour mon obstination à leur faire apprendre la conjugaison, pour leur avoir donné le goût de la lecture et de tant d’autres choses. Par les réseaux sociaux, Je reçois encore aujourd’hui, parfois près de cinquante ans après, des témoignages qui me feraient rougir de confusion. Je me demandais jusqu’à maintenant ce qui avait pu me différencier à ce point de mes collègues, car je n’ai jamais eu le sentiment d’être un « génie pédagogique ». Depuis que j’ai lu le livre de Stanislas Dehaene, j’en ai une petite idée, comme je l’ai dit au début de cet ouvrage.