Ce n’est pas d’Arturo Ui (Bertold Brecht) dont il est question, mais du FN. Le choc des tueries lui profite un maximum si l’on en croit les études d’opinion. Au point que tout le monde s’affole : politiques, patronat, presse... Drôle d’effet « kisscool » dont on se passerait bien. Faut-il que ce pays soit exaspéré pour que plus du tiers de ceux qui s’apprêtent à voter se réfugient dans un vote aussi peu raisonnable. C’est comme si on s’apprêtait à monter dans une voiture qui n’a ni freins ni marche arrière. Car ce vote présente tous les paramètres d’un voyage sans retour.
Mais rien n’y fera.
Les gens qui vont voter FN ont plusieurs motivations. Ils sont aveuglés par deux obsessions : la sécurité et les frontières face à la vague migratoire. Ils refusent de voir le reste. Ils ont été, pour beaucoup d’entre eux de gauche, déçus par les socialistes au pouvoir ; et la droite n’est pas en reste avec ses palinodies pour alimenter le moteur de l’extrême-droite. On peut comprendre qu’ils veuillent renverser la table. C’est la France peureuse et malheureuse, prête à dîner avec le diable pourvu qu’il la protège. Et pourtant… C’est pourquoi tous ceux qui voudraient peser sur le choix des électeurs veulent crier les mises en garde. Puissent-ils être entendus, mais je crains que leur agitation pathétique ne se manifeste en pure perte.
Ainsi, la « Voix du Nord », quotidien habituellement mesuré, a décidé de s’engager pour faire campagne contre le Front. Décision qui ne manque pas de courage, car l’équipe du journal s’en prend peut-être à des milliers de ses lecteurs qui font ce choix. Marine Le Pen y a vu une attitude servile dictée par la subvention d’État qui est versée aux journaux en difficulté : rien d’étonnant, les arguments du FN sont toujours misérables et la liberté de la presse est le cadet de ses soucis. Il n’est pas compliqué d’imaginer comment les médias seraient traités si d’aventure MLP arrivait au pouvoir. La « Voix » a riposté par une enquête approfondie sur les magouilles du FN. Cela pèsera-t-il ? J’en doute.
Ainsi, M. Gattaz en personne a cru bon de mettre son grain de sel. Ses propos sont fondés : la gouvernance économique du FN serait effectivement une calamité pour la France, avec, comme le rappelle le patron des patrons, la fin de l’euro et le retour au franc qui nous coûteraient quelque 30 % de nos avoirs, et des mesures parfaitement fantaisistes qui feraient craquer toutes les structures du pays, par exemple la hausse de 200 euros du Smic et le retour à la retraite à 60 ans. Il n’est pas inutile de rappeler ces folies que bien des électeurs qui s’apprêtent à mettre leur bulletin dans l’urne ignorent. Cependant, il est probablement mal placé pour intervenir dans le débat et son analyse, bien que réaliste, risque de provoquer l’effet contraire de celui attendu, car elle méconnait l’électorat concerné.
Ainsi les politiques semblent tétanisés. A gauche, on voudrait se réfugier dans un hypothétique « Front républicain » avec retrait ou fusion de listes, qui serait une manière de faire barrage en sauvant les meubles. Encore faudrait-il être sûr de la réaction de l’électorat face à ce mariage de la carpe et du lapin. Evidemment la droite n’a pas intérêt à tomber dans ce piège, malgré des tentations qui existent ici ou là. On voit bien après trois ans et demi de gauche au pouvoir que nous divergeons sur tout : l’économie, la société, les valeurs de la nation, les principes de la république, l’application de la laïcité… Qui comprendrait un rapprochement ? Oui, dimanche soir, les réponses pour le 2ème tour demanderont du courage : celui de rester soi-même ! Et si la gauche, qui est partie divisée comme jamais dans un scrutin qui exige l’union, s’effondre, elle ne pourra s’en prendre qu’à elle-même. A force de jouer avec le feu, on finit par se brûler.
J’instruis paisiblement le procès du Front national.
Commençons par l’honnêteté.
Puisque tous les autres sont des « pourris » ! La famille Le Pen préside aux destinées du FN depuis 1972. Ce népotisme, elle le dénonce pourtant régulièrement chez ses adversaires. Un règne familial sans partage qui se solde aujourd’hui devant le tribunal : l’ancien président conteste son exclusion, orchestrée par sa fille, et réclame deux millions d’euros d’indemnités . Depuis septembre, avec son épouse, il est aussi visé par une plainte du fisc pour des faits présumés de blanchiment de fraude fiscale, après avoir reconnu en 2013 qu’il avait possédé un compte en Suisse (2,2 millions). Une enquête a aussi été ouverte pour un enrichissement suspect de 1,1 million entre 2004 et 2009. La fille n’y échappe pas non plus. En septembre, le FN a été mis en examen, en tant que personne morale, pour recel d’abus de biens sociaux et complicité d’escroquerie : la justice suspecte le parti de s’être enrichi au détriment de l’État en obligeant ses candidats aux législatives de 2012 à se fournir en kits de campagne, surfacturés via le micro-parti de Marine Le Pen. Une pratique encore dénoncée, début novembre, par d’anciens candidats frontistes du Valenciennois. Vous avez dit « mains propres » ?
Poursuivons avec le programme.
Passons sur les fredaines économiques. Les arguments rationnels de Pierre Gattaz ne pèseront pas et l’accession au pouvoir du FN dans une ou plusieurs régions ne présente pas un danger immédiat dès lors que les compétences régionales sont contraintes et les marges de manœuvre très réduites. C’est pour après qu’il faudra s’en inquiéter, d’autant plus que Marine Le Pen et plus encore Marion Maréchal Le Pen ont eu l’habileté d’insuffler plus de réalisme et, surtout, de libéralisme à leurs propositions économiques pour les régions. Le développement économique par la simplification et l’aide aux entreprises : c’est tout simplement l’application stricte de la nouvelle compétence régionale.
Venons-en au cœur du projet : le FN propose, de manière cohérente et détaillée, une étatisation totale de la France. Avant de mettre leur bulletin dans l’urne, les boulangers feraient donc bien de se demander s’ils souhaitent que le prix de la baguette soit déterminé par Bercy et les 45 % de commerçants et chefs d’entreprise qui, selon l’Ipsos, ont voté ou pourraient voter pour le FN feraient bien de regarder de plus près son programme. L’autoritarisme social va toujours de pair avec le dirigisme économique. Finis, en effet, les errements de l’initiative privée : une « Planification stratégique de la réindustrialisation », directement rattachée au Premier ministre, décidera des investissements les plus judicieux. Il faudra pour cela nationaliser quelques secteurs décadents, comme les banques qui feront l’objet « d’une nationalisation partielle aussi longtemps que nécessaire », ou les transports : la SNCF aura de beaux jours devant elle. Pour les contributions à ce grand projet national, les entreprises du CAC40 devront « affecter 15 % de leur résultat net en réserve spéciale de réindustrialisation », tandis que l’épargne des particuliers sera allouée à la dette publique « par des mesures fiscales et réglementaires ». Epargnants, vous allez jouir ! Mais contrôler la production ne serait pas amusant si les prix restaient libres : voilà pourquoi le FN s’engage à encadrer ceux des « produits alimentaires de première nécessité (lait, pain, sucre, beurre, farine, etc.) » sans hésiter à constituer des « stocks d’intervention » si besoin ! Bah oui, c’est plus prudent si on ferme les frontières.
C’est pas tout.
Les fonctionnaires, verront leurs effectifs stabilisés, et leur statut préservé – à condition toutefois de rester dans la ligne du parti : ainsi l’ENA devra-t-elle « veiller à recruter des hauts fonctionnaires patriotes » (clair !). Enfin, clin d’œil à l’histoire, le FN promet de réorienter la politique étrangère française dans le sens d’une « alliance stratégique poussée » avec… la Russie ! On ne sait pas s’il faut rire. C'est Georges Marchais qui doit bien rigoler dans sa tombe !
Il y aurait beaucoup à dire, encore, mais j’arrête là.
J’aurai tenté d’ouvrir les yeux à un électorat tellement fatigué de la crise qu’il se donnera au premier venu, à qui lui promet que demain on rase gratis, mais ne mentionne jamais son attachement aux principes républicains car ils n’ont pas la moindre valeur aux yeux du FN. Il ne les mentionne jamais. Après nous avoir seriné des « solutions » d’une incroyable simplicité à des problèmes infiniment compliqués, il se hâtera de nous priver de quelques-unes de nos libertés, un peu comme Daech, qui rase Palmyre parce qu’il faut faire table rase de ce qui a existé avant et qui fonde l’ « Homme ». Le Front National n’est-il pas l’enfant monstrueux du renoncement aux réformes qui ont, partout ailleurs, fait reculer le chômage, terreau de la peur et de la rancœur : la baisse du coût du travail peu qualifié – celui des jeunes en particulier – les contrats flexibles, l’assouplissement du temps de travail ? La réforme est plus que jamais le meilleur rempart à la déferlante du FN. Mais celui qui est au pouvoir n’en est pas capable surtout s’il continue de croire que c’est en étant opposé à Marine le Pen qu’il pourra se faire réélire …