Voici un article qui apporte un éclairage très intéressant sur la politique actuelle de la BCE. Il émane de la Fondation pour l'Innovation Politique (Fondapol) animée par Dominique Reynié. Il est signé de Christophe de Voogd, responsable du blog "trop libre". Je ne doute pas qu'il retiendra toute votre attention.
Une avalanche monétaire… qui contredit la thèse du « diktat allemand »
Les sommes déversées sur les banques par la BCE depuis la fin 2011 et l’arrivée de Mario Draghi à sa tête (plus de mille milliards d’euros à ce jour) ont de quoi donner le vertige : le bilan de la banque centrale représente aujourd’hui près du tiers (32%) du PIB européen, soit bien plus que ses homologues américaine (19%) et britannique (21%). Et les inquiétudes se font jour : risque inflationniste et donc contradiction avec la mission principale assignée à la BCE par les traités : la stabilité des prix ; menace sur son indépendance, tout aussi sanctifiée, par les mêmes traités, d’un institut soumis aux pressions d’Etats au bord de l’asphyxie financière ; doute quant à l’efficacité économique de cette avalanche de liquidités, qui, sont largement replacées illico par les banques auprès de la BCE ; sans oublier le fameux « aléa moral », qui, par l’effet de cette manne aussi généreuse qu’inattendue, découragerait la vertu budgétaire et financière et récompenserait indûment les pays et les banques laxistes !
Nous avons là, en fait, les principaux arguments de l’orthodoxie allemande, puissante parmi les économistes et encore plus dans l’opinion publique outre-Rhin, mais qui a été défaite lors du tournant de la politique de la BCE : tournant historique passé un peu inaperçu dans le grand public, et qui, pour le moins, oppose un sérieux démenti à tous ceux qui hurlent au « diktat allemand » ! Et plus largement à tous ceux qui dénoncent « l’austérité et la rigueur imposées par l’Europe aux pauvres peuples, à commencer par les Grecs » et qui n’oublient dans leurs calculs « que » les 130 milliards prêtés par la même Europe à la Grèce et « que » ces mille milliards mis dans le circuit bancaire européen !
Une situation ambiguë
Certes, mais, dira-t-on, quid du retour massif vers la BCE des liquidités prêtées au banques ? Argument de poids mais qui contredit ipso facto l’idée d’un risque inflationniste : ou bien ces liquidités entrent dans le circuit économique et peuvent susciter l’inflation, ou bien elle reste dans les « coffres » de la BCE et dès lors n’augmentent pas les liquidités globales de l’économie. La vérité en fait est entre les deux : les banques prêtent plus qu’on ne le dit (sur les trois dernières années, les encours de crédit ont sensiblement augmenté en France) ; mais moins qu’elles ne le pourraient. Situation transitoire qui traduit un niveau de confiance encore bas et fragile. Même observation pour l’inflation : ni les optimistes, ni les pessimistes n’ont, à ce stade, partie gagnée : l’inflation dans la zone euro reste modérée et proche de l’an dernier : 2 ,7% en moyenne annuelle ; mais depuis 15 mois, l’objectif de la BCE (2%) est dépassé ; et la tendance des derniers mois est défavorable : +0,5% en février 2012.
Fragilité des arguments juridiques
Certes, mais dira-t-on encore : « Que reste-t-il de la mission prioritaire et de l’indépendance de la BCE ? » A quoi l’on répondra que la raison d’être de la BCE est la défense de l’euro et que celle-ci passe, comme aurait dit Monsieur de la Palice, par la survie de la zone euro ! L’aide indirecte aux Etats, par le rachat des dettes sur le marché secondaire, n’est nullement contraire aux traités (qui interdisent seulement leurs emprunts directs à la BCE). Et toute politique qui conforte la monnaie unique est juridiquement recevable, au nom de l’obligation de résultat : on oublie en effet trop souvent que la BCE a une mission multiple :
« Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans la Communauté, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de la Communauté, tels que définis à l’article 2 ». (article 105, paragraphe 1, du traité) « La Communauté se donne pour objectifs d’obtenir un niveau d’emploi élevé et une croissance durable et non inflationniste » (article 2 du traité sur l’Union européenne).
A juste titre, les orthodoxes mettent en avant le caractère « hiérarchique » de ces missions ; qui place la stabilité des prix comme l’objectif non seulement prioritaire, mais impératif de la BCE. La conséquence en est claire : il appartiendra à la BCE de veiller au grain et de régler par une politique de « réglage fin » ses apports de liquidité, selon le niveau d’inflation constaté.
Un objectif crucial : rétablir la confiance dans le système bancaire et le crédit public
Or, pour le moment, l’objectif principal, dans une Europe qui n’est pas dans une spirale inflationniste, est de rétablir la confiance. Confiance dans le système bancaire qui a failli s’écrouler en 2008, fait quasiment oublié en France : or l’apport massif de liquidités à ce système permet d’écarter le risque de « crédit crash » ; confiance dans les Etats en mal de trésorerie (Italie, Espagne… et France) en permettant leur refinancement auprès des banques. Force est de constater que ce double objectif est actuellement réalisé.
Un « policy mix » à l’européenne
Mais surtout, il serait temps de comprendre que la nouvelle politique de la BCE ne se comprend que dans le cadre de la rigueur budgétaire demandée parallèlement aux même Etats (« Pacte de stabilité de coopération et de gouvernance en Europe »). Le prétendu laxisme de la BCE s’insère ainsi dans un véritable « policy mix » à l’européenne : politique budgétaire et financière rigoureuse et politique monétaire souple. La première est destinée à réduire des déficits désormais infinançables, la seconde à redonner de l’oxygène à l’économie. L’usage différencié des deux grands instruments de la politique économique correspond à ce que les spécialistes appellent une « politique croisée », respectant la fameuse « règle de Tinbergen » : les divers instruments doivent être affectés à l’objectif pour lequel ils sont le mieux adaptés. Or, dans le contexte actuel, la liquidité de l’économie ne saurait être assurée par des Etats déjà surendettés. Mais, inversement, une politique monétaire restrictive finirait d’asphyxier une Europe au bord de la récession.
Une traduction politique qui tarde trop à venir
Bravo, donc, à Mario Draghi qui a pris, davantage que son prédécesseur, Jean-Claude Trichet – tant pis pour le cocorico national ! – la mesure des enjeux. La combinaison de la rigueur budgétaire et de l’assouplissement monétaire, aussi éloignée de la pure doctrine, keynésienne ou monétariste, que des préjugés nationaux, allemands ou français, porte un nom agréable à des oreilles libérales : le pragmatisme !
Encore faudrait-il, comme ce blog l’a déjà souligné, que les choses soient clairement dites et traduites en termes politiques. Faute de quoi, les marchés continueront à douter et les opinions à s’inquiéter d’une Europe, trop synonyme de « rigueur ». On comprend mal, dès lors, que cette nouvelle politique de la Banque centrale européenne ne soit pas davantage mise en avant dans la campagne électorale française par ceux-là même qui ont le plus plaidé en ce sens…