ALLER AU CIMETIERE…
06 novembre 2022
C’est la Toussaint.
Les cimetières ont revêtu leur parure de fête, les tombes disparaissent sous les chrysanthèmes aux couleurs flamboyantes d’où émergent des croix aux formes diverses. Cette année encore la moitié des Français se sont rendus au cimetière pour une visite à leurs proches disparus. Ils en ont profité pour donner un petit coup de propre aux pierres avant de déposer leur pot de fleur que les enfants arroseront avec l’arrosoir emprunté sur place. Pour certaines, ce sera l’unique visite, pour d’autres ce sera le début d’un défilé plus ou moins espacé dans le temps d’enfants, de proches ou d’amis.
Le culte du souvenir.
Comme chaque année, j’ai fait le tour des sépultures familiales, un coup en Bretagne, un coup dans la région parisienne. Autrefois, on vivait près de ses racines et les visites pouvaient se répartir au long de l’année. Aujourd’hui, la vie fait que l’on peut se retrouver loin de ses bases, la Toussaint revêt alors une valeur symbolique, un concentré de souvenirs pour qu’en une fois, nos défunts aient leur dose de signaux : ils ne sont plus là, nous ne sommes pas dupes, mais par cette excursion insigne, ce rituel, nous venons nous montrer à nous-mêmes la place qu’ils occupent encore sur terre dans le coeur des vivants, dans nos cœurs. Le culte du souvenir nous vient du fond des âges. L’homme, depuis des dizaines de milliers d’années, enterre les siens. Par ce deuil perpétué, c’est la continuité de la vie qui s’affirme. Au cimetière, on n’est pas de nulle part, mais des siens, de ceux qui nous ont aimés, désirés, portés. Là, il y a de la chair, des os sous la terre, qui nous rappellent que le sang des ancêtres coule dans nos veines. Comme le dit Alain Finkielkraut : « je vis sous le regard des morts… de certains morts, et j’essaye de m’en montrer digne ! ».
La mort aseptisée.
Autrefois, tout le monde ou presque se rendait au cimetière au moins une fois par an. Il est encore heureux que le pèlerinage ait encore conduit un français sur deux cette année. Car, par les temps qui courent, s’y rendre suppose une bonne dose de résistance à l’air du temps. C’est faire un pas de côté pour s’écarter des autoroutes matérialistes et s’échapper du grand tourbillon du monde où la mort n’a pas sa place, alors qu’elle est partout présente. Dans notre monde moderne, on ne vieillit plus, on « lifte », on ne meurt plus, on « part » ou on « s’en va ». La mort s’est aseptisée, exfiltrée vers les hôpitaux et les morgues, ou en virtuel sur les écrans, congédiée de telle façon qu’elle sorte de notre imaginaire, alors qu’elle existe bel et bien. Les tranhumanistes ont encore du chemin à parcourir pour l’éradiquer. La société « fluide » s’emploie à effacer les rites de passage, et il est devenu rare de voir porter le deuil, ou à supprimer les lieux de souvenir pour les rendre impalpables en dispersant les cendres ; en proie au bougisme, ces citoyens du monde seraient des « everywhere » (de partout donc de nulle part), oubliant au passage la part de mystère qui souffle dans nos vies avec laquelle le cimetière nous reconnecte.
Un marqueur de civilisation.
Ils ne connaissent pas cette morsure du temps que la visite au sépulcre met en surplomb et qui élargit la conscience. Une manière de redonner du sens à la vie qui continue. Un moment de grâce, chargé d’âme pour ceux qui croient, et qui est aussi un geste d’amour pour tous. Ce moment, je l’ai particulièrement ressenti quand je me suis rendu en 2017, cent ans après, sur la tombe de mon oncle Gabriel, mort sur le front en 1917, pour y lire un texte, retrouvé dans les archives familiales, écrit de sa main en 1914. Et comme l’écrit si bien Victor Hugo : « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie ont droit qu’à leur cercueil, la foule vienne et prie. Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau. Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ; et comme ferait une mère, la voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau. » N’en déplaise, honorer les morts reste un marqueur de civilisation, un marqueur de destins qui se perpétuent et participent au tissage de l’humanité. Ce jour-là, j’ai voulu lui dire … : « Mon père m’a parlé de toi, m’a transmis ta mémoire, je te dois tant ! »
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