L’EDUCATION NATIONALE A RATE LE VIRAGE DU NUMERIQUE
15 février 2023
On avait l’habitude de comparer l’Education nationale à l’armée rouge pour la coloration de son personnel mais aussi pour sa lourdeur, le « mammouth », et sa lenteur à manœuvrer. Je suis bien placé pour affirmer qu’en son temps elle a raté le virage de l’audiovisuel : il a fallu un temps fou pour obtenir des salles de classes équipées d’autres choses que le tableau noir et les bâtons de craie. Ce n’est que dans les dix dernières années de ma carrière que le rétroprojecteur s’est installé au milieu des élèves et si mes cours ont fait appel au magnétophone et à des illustrations audio, c’est parce que j’apportais mon matériel personnel, magnétocassette et lecteur cd. Je ne doute pas qu’avec la décentralisation, les départements aient équipé les collèges en ordinateurs et en tableaux interactifs. Mais pour autant, l’Education nationale n’a pas, que je sache, apporté une formation professionnelle à la hauteur sur l’utilisation du numérique et des ressources nouvelles que cette technologie est capable d’apporter. Je m’en aperçois à travers le travail scolaire de mes petits enfants.
L’intelligence artificielle fait irruption.
Mais voilà que ChatGPT vient tout bousculer. Ce robot conversationnel d’Open AI, accessible à tous avec le moindre smartphone, est capable de rédiger un devoir ou de résumer un livre en quelques minutes avec un niveau de crédibilité qui pourrait paraître époustouflant. Pour les petits malins, il offre un moyen efficace de réaliser le travail demandé sans faire le moindre effort, surtout si c’est en devoir « à la maison ». Gain de temps mais quid de l’effort intellectuel et des connaissances acquises. Face à cette intrusion dans l’univers des études, nos enseignants sont désarmés. Lesquels seront en mesure de détecter la supercherie ? La multiplication de devoirs stéréotypés mettra la puce à l’oreille, mais après ? Ce type de logiciel oblige désormais à faire exécuter les travaux en classe sans l’accès aux écrans et sous surveillance. C’est forcément une complication qui va diminuer les occasions de confronter les élèves à des exercices et à des recherches en complément du temps passé en classe. Le premier réflexe est donc d’interdire son utilisation ou de limiter son accès. Il faut dire que l’univers scolaire est plutôt « à la bourre » en matière de numérique. La possibilité d’accès aux basses de données telles Google et aux « tutos » de toutes sortes n’a qu’à peine modifié les méthodes pédagogiques. Le rapport d’octobre 2021 sur la pratique informatique du CP à la sixième souligne les insuffisances d’un programme qui existe mais dont les heures ne sont pas précisées. L’inspection générale relève que, à l’école primaire, les équipements sont insuffisants et les enseignants réticents estimant qu’ils ont déjà beaucoup à faire avec les maths et le français ; au collège, les enseignements sont assurés par les profs de mathématique et de technologie qui ont chacun leurs langages et se parlent peu. Surtout, le rapport souligne un manque de formation aux concepts de l’informatique, notamment à la démarche algorithmique, assorti d’une pensée informatique insuffisamment présente. Après avoir privilégié l’aspect bureautique, aujourd’hui on se focalise sur le codage. Mais il est à craindre que cette manière d’aborder le numérique soit dépassée. D’abord parce que les outils s’utilisent sans codage et que probablement, plus personne ne fera du codage d’ici peu de temps : écrire du code sans savoir ce qu’est un algorithme, c’est comme construire un bâtiment sans plan.
Le renforcement des compétences numériques.
C’est l’objectif que fixe le ministre comme une des priorités de la transformation des classes de cinquième, quatrième et troisième. L’objectif est de permettre aux élèves de comprendre le fonctionnement des outils et dispositifs numériques, algorithmes, intelligence artificielle,… et savoir les utiliser de manière responsable et disposer de premières compétences en codage. Evidemment, les professeurs seront davantage formés à l’algorithme et à la programmation sans écran et les équipements seront renforcés. Tout cela est bienvenu et urgent. Il est même grand temps de s’en préoccuper. Mais connaissant l’inertie d’un corps qui aurait l’agilité de l’actuelle armée russe pour manoeuvrer et atteindre ses objectifs, on peut se préparer à attendre de longues années avant de voir intégrer les robots tels ChatGPT dans les stratégies pédagogiques d’apprentissage. Je crains qu’en matière de maniement des outils, les élèves restent pour longtemps en avance sur leurs profs.
Le défi est immense.
Pour le relever, il faudrait plus d’heures de temps scolaire. Quand on constate les dégâts de la diminution des heures d’enseignement du français, on se dit que l’enseignement du numérique nécessaire à sa maîtrise ne peut se faire au détriment des autres savoirs fondamentaux. Mais comment y parvenir dans une période où l’on vante plus la paresse que le travail et où les élèves sont souvent plus habiles que leurs maîtres pour manipuler les nouveaux outils. Et le fait que ceux-ci puissent favoriser la facilité n’arrange rien. Dans les programmes de l’Education nationale le terme « informatique » n’est jamais utilisé. On lui préfère le mot « numérique » qui permet d’aborder le sujet sans rien en dire. Or « l’informatique » est une façon de penser. Contrairement à la physique qui étudie la matière, l’énergie et les ondes, l’informatique n’étudie qu’une seule chose : l’information. C’est le cœur du sujet. L’IA n’est pas infaillible. Le robot peut être source de fake news. L’enjeu est donc de former les jeunes pour appréhender les informations recueillies avec suffisamment de sens critique. Car l’algorithme n’a pas de conscience logique. Chat GPT n’est qu’un système automatisé adossé à une énorme base de données, mais ce qu’il délivre est une parole de mainate mécanisée. A de nombreux endroits, le système a été modifié par la main de l’homme, et optimisé par des annotateurs humains chargés de classer plusieurs réponses alternatives. Bref, il faut bien comprendre que derrière la machine, il y a des hommes et que ses réponses ne sont pas le fait du hasard, mais dépendent d’eux et de leurs points de vue.
Le crétin numérique.
Il y a certainement une utilisation pédagogique de cet outil qui pourrait apporter, probablement, une aide décisive aux enseignants, tant la parole du robot paraît magique, les expériences ayant montré que les enfants suivent davantage les instructions de l’intelligence artificielle que celle de l’humain. Rien d’étonnant, les adultes eux-mêmes s’y laissent prendre. Pour cela il faut s’atteler à déjouer tous les pièges tendus par l’intelligence artificielle : jusqu’à maintenant, plus on a investi dans les « TICE » plus les résultats des élèves ont chuté. Et notamment empêcher le « cambriolage » de notre cerveau par les écrans qui en exploitent toutes les failles créant addictions et troubles de l’attention, langage amputé, relations humaines mutilées … A moins de faire comme pour les enfants de Google et de la Silicon Valley : supprimer tous les écrans pendant l’apprentissage et revenir aux livres et à l’écriture. Et/ou faire comme les Chinois qui ont décidé de réduire drastiquement le temps d’accès aux écrans !
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