APOCALYPSE COGNITIVE
10 septembre 2021
Voilà un sujet bien de notre époque.
On a vu que la Chine l’a pris à bras-le-corps en contingentant le temps des jeunes à 3H par semaine sur internet (voir article précédent). Dans son essai, le sociologue Gérald Bronner examine comment le temps disponible de notre cerveau, toujours plus grand est utilisé. Le terme « apocalypse » suggère que nous pourrions aller vers une catastrophe. En effet, la situation est inédite : jamais, dans l'histoire de l'humanité, nous n'avons disposé d'autant d'informations et jamais nous n'avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l'humanité, pensaient-ils. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le sociologue analyse donc la rencontre explosive entre la dérégulation de l’information et les structures de notre cerveau, avec ses « invariants » hérités de l’homo sapiens que nous sommes.
La disponibilité mentale.
L’auteur constate qu’entre le XIXe siècle et aujourd’hui on peut dire approximativement que notre disponibilité mentale a été multipliée par 8, ce qui est considérable. Cette disponibilité mentale accrue est la conséquence de l’amélioration de la productivité du travail, du droit du travail, de l’augmentation de l’espérance de vie ou encore de l’apparition de la machine à vapeur puis de l’intelligence artificielle qui contribuent à externaliser certaines tâches et à libérer du temps pour l’humanité. Les conséquences pourraient être gigantesques puisque ce « temps de cerveau disponible » est le plus précieux trésor qu’on puisse imaginer. On pourrait y puiser de grandes symphonies, comme des œuvres littéraires majeures ou encore de brillantes découvertes scientifiques. Seulement, ce trésor est littéralement « cambriolé » par ce qui se produit sur le marché de l’information (le marché cognitif) par l’entremise notamment des écrans avec le déferlement d'informations qui a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une véritable dérégulation de ce « marché cognitif », avec une fâcheuse conséquence, celle de capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention.
Les invariants mentaux.
La masse d’informations disponibles atteint aujourd’hui un niveau inégalé - et de loin - dans l’histoire de l’humanité. Notre cerveau ne peut donc toutes les traiter. Il va donc picorer dans cette masse non pas en fonction de la recherche du vrai ou du rationnel mais en fonction de certaines obsessions qui caractérisent notre espèce. Homo sapiens, l’être humain tel que nous sommes, est apparu il y a environ 300 000 ans et sa population commence à croître notablement il y a 40 000 ans. Il a arraché graduellement à la nécessité de survie dans un monde hostile qui absorbait toute son attention un peu de temps disponible pour autre chose. La sociabilité se développe avec les premiers villages, et l’agriculture apparait avec la capacité d’expérimentation… Ces éléments ont pour conséquence involontaire de libérer cette sorte de trésor de guerre attentionnelle dans lequel l’humanité a puisé tout au long de son histoire ses ressources, ses innovations, son art, et son exploration des mondes possibles. Mais ce picorage ne se fait pas par hasard. Il obéit à des structures mentales venues du fond des âges, des invariants toujours profondément ancrés en nous.
D’abord « l’effet cocktail » qui nous permet d’extraire volontairement une source d’un environnement (bruyant ou visuel) et en traiter préférentiellement les informations qui en proviennent. Les neuroscientifiques nous expliquent que c’est une capacité inimitable, y compris pour les intelligences artificielles les plus sophistiquées. Sont concernées toutes les informations concernant notre identité, un danger ou un avertissement. Mais aussi le rouge et le mot « sexe ».
Autre invariant qui agit puissamment : la peur. Elle est implémentée dans notre nature même et elle fait que nous sommes les descendants des peureux, et cela n’a rien d’irrationnel du point de vue de l’espèce. Ainsi, l’information qui prétend nous alerter d’un danger nous attire irrésistiblement… d’où les alertes sanitaires et/ou environnementales pas toujours fondées. C’est pourquoi toutes les allégations fausses se diffusent plus vite que les démentis que la science peut apporter et qui mettront des mois à s’affirmer.
Nous sommes aussi attirés par la conflictualité, ce que l’auteur appelle « la lutte des clashs ». Les situations de conflit présentent un attrait cognitif auquel nous avons du mal à résister. Parmi nos invariants mentaux, on trouve évidemment le sexe, mais aussi la colère. Ce sont de bons supports émotionnels pour conférer une certaine « viralité » à un produit cognitif.
Enfin, une force nous pousse à être attentif à l’imprévu, la surprise et l’exploration, et cette tension entre le confort de la sécurité et l’appétit pour la découverte semble profondément inscrite dans notre histoire évolutionnaire. Mon prof de philo disait déjà : "l'étonnement, c'est le début de l'intelligence".
Les écrans.
Les limites de notre cerveau, voilà une expression qu’il faut prendre au sérieux, ne serait-ce que parce que si les écrans nous attirent plus que d’autres sources, c’est parce que notre cerveau a été constitué au cours de l’évolution pour traiter massivement les informations visuelles. La moitié de notre cortex cérébral est consacré à l’analyse du monde visuel. Or les écrans ne sont que les médiateurs de la rencontre entre l’hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau. L’infiltration des écrans dans tous les interstices de notre vie quotidienne est patente. Ils dévorent notre temps de cerveau disponible plus que n’importe quel autre objet présent dans notre univers. Et les chiffres sont inquiétants, 6h40 de temps de consommation moyenne journalière chez les adolescents, car ce qui est pris ici n’est pas investi là. On pensait que ces jeunes esprits y trouvaient du matériel intellectuel aussi satisfaisant que dans un livre ou dans un cours. Mais non, ce temps est réparti entre 43% pour la télé, 22% pour les jeux vidéo, 24% pour les médias sociaux et 11% pour parcourir internet. Du coup, le temps consacré à la lecture à diminué d’un tiers. Le smartphone s’avère être de plus en plus le capteur d’attention. Conjugué avec tous les moyens utilisés cités plus haut, pour attirer, susciter la curiosité, les effets délétères sont multiples et la place manque ici pour en faire le détail. Il faut lire le livre. Un seul exemple : la poursuite jusqu’à l’obsession de ce qui fait événement est particulièrement sensible pour les médias d’information en continu.
Voilà pour le côté catastrophe.
La « révélation ».
Le terme « apocalypse » qui a pris communément le sens de catastrophe, en fait, à l’origine, signifie « révélation ». Un terme qui indique l’action de découvrir, de dévoiler une vérité auparavant cachée. C’est le premier sens qui l’emportera chez ceux qui se contenteront de lire le titre. D’ailleurs on sait que 59% des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus. De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d'échapper à ce qu'il faut bien appeler une menace civilisationnelle. L’usage de la pensée analytique, de l’esprit critique et de ce que nous appelons la rationalité, nécessite une voie mentale plus lente, plus énergivore et donc plus douloureuse, qui ne peut pas toujours concurrencer avec succès les plaisirs cognitifs instantanés. Mais rien dans notre nature ne rend fatale la tyrannie des boucles addictives et du cambriolage de notre attention. L’extrême complexité de notre cerveau est notre meilleure arme face à l’adversité. Il n’empêche, Les Chinois préfèrent la manière coercitive forte, et les enfants de la Silicon Valley vont dans des écoles privées d’écrans. Christelle Morançais aurait-elle tout faux en distribuant un ordinateur à chaque lycéen des Pays de la Loire ? Peut-être ! Gérald Bronner nous prévient : « la priorité de toute civilisation devrait être de faire le meilleur usage possible de ce trésor attentionnel ». Nous voilà prévenus.
Apprendre à lire, à écrire et à compter devrait s’accompagner de la mission d’apprendre aussi à penser sa propre pensée et de donner à chacun l’opportunité de ne pas céder trop systématiquement au vorace cognitif avec lequel nous cohabitons. Notre esprit est au coeur d'un enjeu dont dépend notre avenir. Nous sommes la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de nos actions. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.
Alors peut-être crèvera-t-on le « plafond civilisationnel » vers un autre Homme !
Gérald Bronner est professeur de sociologie à l'Université de Paris, membre de l'Académie des technologies et de l'Académie nationale de médecine. Il a publié plusieurs ouvrages couronnés par de nombreux prix. Son dernier ouvrage paru est Cabinet de curiosités sociales (collection « Quadrige », Puf, 2020).
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