LA MACHINE A REMONTER LE TEMPS
28 février 2020
Jamais je n’aurais imaginé retourner cinquante ans en arrière, et pourtant c’est ce qui vient de nous arriver. Mais pour comprendre, il faut revenir au début : en 1968, à 25 ans, j’arrivais avec ma femme et ma fille de trois ans, à Oulad Teima une bourgade de 5-6 000 habitants, à mi-chemin entre Agadir et Taroudant . C’est la manière que j’avais choisi d’accomplir mon service « militaire ». L’accueil chaleureux des habitants, les conditions d’enseignement, la vie sous un climat généralement clément au milieu des orangers nous ont rapidement convaincus de prolonger notre séjour. Nous sommes donc restés six ans, jusqu’en 1974.
« Une parenthèse heureuse »
J’étais un jeune professeur, pas encore très chevronné, mais l’enseignement au collège Hassan II était facile. Les élèves étaient appliqués et bien élevés, et avaient la plupart du temps, soifs d’apprendre, et pour beaucoup d’entre eux un courage énorme pour venir chaque jour au collège. J’avais très envie de les faire réussir (Une envie qui ne m’a d’ailleurs jamais quitté au cours de ma carrière). Avec les autres coopérants, nous voulions que notre collège ait de bons résultats et nous faisions tout ce qui était en notre pouvoir pour y parvenir, sous l’autorité bienveillante et sereine de notre directeur, Mohamed El Aatiq. Nous étions au service du Maroc et notre seul souci était d’accomplir la mission qui nous était confiée, le plus honnêtement possible. Ces six années ont marqué ma pédagogie et largement fait évoluer mes méthodes d’enseignement. Les programmes que nous appliquions étaient adaptés pour le Maroc, notamment pour le Français, mais en avance par les contenus et les moyens sur celui que l’on pratiquait alors en France. Et cela m’a beaucoup servi à mon retour, ayant été affecté dans un collège, Jean Vilar à Angers, alors expérimental. J’ai eu aussi à enseigner l’histoire et la géographie du Maroc. En histoire, ce fut pour moi une révélation : j’ai découvert un passé riche dont j’ignorais à peu près tout, marqué par des règnes prestigieux dont le patrimoine marocain garde la mémoire. Je connaissais sur le bout des doigts le règne de notre « Roi soleil », Louis XIV, et j’ai découvert qu’il avait son équivalent au Maroc, à la même époque, avec Moulay Ismaïl. Ces six années ont enrichi ma culture et m’ont ouvert l’esprit, notamment sur la civilisation musulmane. J’ai été frappé, en arrivant, de la tradition d’accueil du peuple marocain, particulièrement dans le Souss. Ces six années me parlent encore de bonheur. Celui d’une vie rythmée par l’amitié, la découverte, l’aventure parfois quand nous nous aventurions dans le grand sud, jusqu’à Merzouga. Celui d’une vie agréable à peine gâtée par les coups de chergui ou les rares pluies, avec les week-ends à la plage ou les grandioses festivités quand le Roi venait à passer. Certains coopérants n’ont fait qu’un passage éphémère, d’autres comme moi, sont restés plus longtemps, mais tous, nous avons gardé de notre séjour le souvenir d’une « parenthèse heureuse » dans notre vie, et particulièrement de notre vie d’enseignants.
Le fil maintenu.
Depuis cette époque-là, je n’ai jamais eu l’occasion de revenir. Trop d’engagements professionnels et politiques ont accaparé mon emploi du temps. Peut-être aussi, qu’inconsciemment je ne voulais pas écorner cette page si particulière. C’est vous dire le choc que j’ai ressenti en arrivant lundi dernier : en cinquante ans que de transformations ! En 1974 j’avais quitté un village, je me retrouvais dans une grande ville de 60 000 habitants au moins ! Quel développement ! Quant à Agadir qui se relevait à peine du tremblement de terre de 1960, elle est devenue une conurbation immense. Mais comment ce rendez-vous avec le passé a-t-il pu avoir lieu ? Il se trouve que l’un de mes élèves, parmi les plus brillants, Abdellatif, est venu terminer ses études en France à la fin des années 70, et finalement acquérir la double nationalité et faire une carrière de professeur dans notre enseignement public. Nous avions renoué contact et ne nous étions plus perdus de vue. Il eut l’idée d’écrire un livre sur le village que nous avions connus et m’avait demandé d’en écrire la préface. Ce livre « Houara, mon amour » a été récemment édité au Maroc. Il sera le catalyseur des événements qui vont suivre. C’est de sa rencontre avec des anciens élèves du collège qu’est née l’idée d’organiser un « hommage aux anciens professeurs français et marocains » du collège de l’époque. Un comité pour la mise en œuvre fut créé.
Les retrouvailles.
Je fus malheureusement le seul des coopérants français à répondre à l’invitation, les autres, devenus des amis, étant indisponibles pour différentes raisons. J’eus donc la mission de les représenter. Et je n’ai pas été déçu. Les festivités de « l’hommage » étaient prévues sur trois jours. Mais dès l’arrivée, l’accueil fut extraordinairement chaleureux. Naturellement Abdellatif m’attendait, mais aussi Tayeb, le « gadiri » avec qui j’étais en contact sur facebook. L’un des organisateurs vint me rendre visite à l’hôtel le mardi matin, pour me saluer et me souhaiter la bienvenue. Et je découvris que tous ces anciens élèves avaient derrière eux une carrière brillante de professeurs, de médecins, d’ingénieurs. L’un d’eux, Abdelkebir est procureur du Roi au tribunal de Taroudant. Il tint à recevoir la délégation des anciens profs, avant une réception somptueuse dans le palais-musée Claudio Bravo, un artiste chilien qui s’était établi là. Une demeure qui mérite mille fois le détour. Ce fut le mercredi après-midi. Mais auparavant le matin nous avions eu rendez-vous à l’ancien collège devenu une école primaire. Ce fut une séquence « émotion » intense : revoir les anciens collègues après cinquante ans. Embrassades, étreintes, larmes, photos… Et une drôle de sensation quand je me suis retrouvé dans « ma classe » ! Déjà les quelques élèves de l’époque évoquaient des souvenirs enfouis : mon magnétophone pour les cours d’élocution, les projections de diapos, et la séance de cinéma car je filmais beaucoup à l’époque, agrémentés de « méfiez-vous ! » ou de « prenez un ¼ de feuille ! » … l’un des membres du comité, devenu directeur d’une école privée, tint absolument à nous recevoir dans son établissement, au demeurant magnifique. Cette première journée fut déjà mémorable. Le soir, pas question de revenir à Agadir, puisque la suite nous attendait à Oulad-Teima. Une chambre nous avait été réservée à Taroudant, au Dar Zitoune (Maison de l’Olivier) où nous eûmes le plaisir de dormir dans une jolie tente berbère.
Le temps fort fut la cérémonie d’hommage au centre culturel d’Oulad Teima, le jeudi après-midi. Plus de 150 personnes y ont participé, pour la plupart des anciens élèves qui tenaient à être là et aussi à me rencontrer. Pendant près de trois heures les discours et évocations se sont enchaînées jusqu’à ma prise de parole, inévitable. Mais parmi les évocations, l’une m’a particulièrement touchée, celle d’Abdeladi. Je vous en livre un (court) passage : « Au nom de ceux et celles qui, autrefois, demeuraient loin et pourtant rejoignaient l’établissement à pied. Au nom de ceux et celles qui, malgré l’éloignement, sortaient de chez eux dès l’aube, par les matinées glaciales pour regagner le collège Hassan II et ne rentraient que tardivement le soir, après avoir passé toute la journée au village. Au nom de ceux qui parcouraient un peu moins ou un peu plus d’une dizaine de kilomètres à bicyclette -et quelles bicyclettes !- afin d’être en classe avant que le portail ne soit condamné par feu Ba Salem que Dieu ait son âme… Au nom de ceux et celles qui scrutaient leur cartable chaque soir, avant de s’endormir puis l’enfonçaient au fond d’un sac d’engrais vide en vue de le protéger des intempéries, par la saison de pluie. Au nom de ceux qui furent condamnés tant bien que mal durant toute leur enfance à subsister en se suffisant au déjeuner, d’un demi pain tartiné de confiture à 20 centimes, et occasionnellement, se régalaient d’un petit plat de lentilles ou de haricots secs à 50 centimes chez Moulay Abdelaziz… Au nom de ceux qui n’avaient pas la chance d’avoir une paire d’espadrilles par manque de moyens et se trouvaient obligés de courir pieds nus, pendant une séance d’éducation physique, en guise d’échauffement, par les matinées froides, sur un terrain vague couvert de petits cailloux tranchants. Quelle souffrance !!... » Voilà qui évoque le « courage » auquel je faisais référence. La fin de cette cérémonie fut pour moi un étourdissement : chacun tenait à me serrer dans ses bras et prendre une photo jusqu’au vertige. Chaque fois que je remerciais je m’entendais invariablement répondre : « non c’est peu, on te doit tant ! » De quoi perdre sa modestie. Notre journée se termina par un repas gastronomique, pastilla de fruit de mer, méchoui, tajine … agrémenté du spectacle d’un groupe musical local, dans la salle de réception luxueuse d’un notable local. Un autre repas était prévu le vendredi midi, mais nous déclarâmes forfait, ma femme ayant une laryngite qui s’aggravait. Nous dûmes d’ailleurs consulter un médecin le samedi matin.
La séquence se termina le dimanche après-midi, après une bonne friture dégustée avec Tayeb, par un dernier rendez-vous avec quelques membres du comité d’organisation qui tenaient à nous faire leurs adieux. Une nouvelle occasion d’échanger et de d’engranger une bonne dose de chaleur humaine ! Merci aux Mohamed, à Abdeladi, à Abdelwahed, à Ali, à Abdelkebir, à Tayeb, à ceux que j’oublie (qu’ils me pardonnent) et évidemment à Abdellatif qui a organisé tous nos déplacements dans une voiture confortable avec un chauffeur fort sympathique en la personne de son neveu.
Vous pouvez agrandir les photos en cliquant dessus. Pour revenir au texte, cliquez sur la flèche "retour" du navigateur, en haut, à gauche.
Merci beaucoup cher Prof,c'est merveilleux ,vous nous faites revivre une 2ème fois les moments pleins de sentiments sincères qu'on a vécus et qu'on a partagés avec nos anciens Profs marocains et français que vous avez très bien représentés d'ailleurs .je lisais de temps a autre vos textes dans votre bloc-notes MAIS ... jamais je n'aurais aspiré pouvoir lire mon nom (Tayeb)et celui de mes camarades de classe dans vos écrits. nous sommes tous tres honorés . On le répétera jamais assez MERCI,MERCI.
Nous avons découvert près de vous une brave dame très vivante toujours souriante (Rkia ma femme était impressionnée par elle) avec une mémoire impressionnante de Hawara . Merci madame .
NB: le dernier café pris ensemble n'est pas un adieux mais un au revoir.
Rédigé par : Tayeb | 28 février 2020 à 18:14
J'ai moi aussi été très heureux de te revoir et de faire la connaissance de Rkia si accueillante et souriante. Je garde en mémoire les bons moments que nous avons passés ensemble chez toi et lors de la visite du centre d'Agadir. j'espère bien que nous aurons l'occasion de renouveler ce voyage. Encore merci de ton accueil.
Daniel
Rédigé par : daniel | 28 février 2020 à 19:29
Merci infiniment cher Daniel pour votre témoignage jaillissant des profondeurs de la mémoire et du cœur. Merci pour votre fidélité et votre persévérance et au revoir non adieu.
Mes salutations pour votre très chère épouse et mille merci .
Abdelhadi.
Rédigé par : Abdelhadi | 02 mars 2020 à 12:19